dimanche 26 décembre 2010

Lecture

Parce que je ne peux pas faire tout le temps de la broderie...

"Le maître four de Gautier de Chartres ressemble à une énorme ruche percée de nombreux petit alvéoles de lumière. Il a été construit sur trois étages. Le premier est enfoncé partiellement dans le sol. C'est l'étage du bois, du feu et de la cendre. Le second démarre à la hauteur de la taille d'un homme avec ses creusets, ses trouées incandescentes et tout son monde armé de cannes et de pontils. Plus haut, enfin, on trouve verres à recuire, fumées grises et bûches vertes.
Ventilant, nettoyant, concassant, enfournant, maclant, façonnant, ils sont une armée au service du dragon. Là-bas, de grands soufflets actionnés par des femmes attisant le foyer. Ailleurs, les cendres excrétées sont retirées avec de grands racloirs. Plus loin, on tamise celles-ci pour les resservir au monstre une fois mélangées à la silice. Des ouvrières étendent le sable lavé au pied du four pour le faire sécher. On pile les déchets de briques, on réchauffe les creusets, on charge le mélange séché et pulvérisé, on gave de bois sec la bête jusqu'à ce qu'elle crache un feu d'enfer, capable de transformer sable, cendre et oxyde en salive étincelante et onctueuse. Puis viennent des hommes et des enfants. Ils gravissent les quelques marches conduisant au promenoir de l'étage central et là commence la féerie, la danse des cannes qui cueillent le verre en fusion, le gonflent d'un souffle, le replongent dans la fournaise, reprennent la manœuvre, forment la matière sur des blots de bois, écrasent le cul de la sphère, détachent la canne d'un côté une fois la pièce reprise à son pôle inverse par un pontil, agrandissent le goulot brisé avec des battes de peuplier, l'évasent tant qu'ils peuvent, aplanissent par la giration et par le feu cette sorte d'entonnoir flasque jusqu'à obtention d'un disque incandescent qui pourra à peine s'affaler un moment sur la chaude pelote avant d'être repris et acheminé vers un autre fourneau.
Tout le monde est à son affaire et ne perd pas une seconde dans la manœuvre, car le verre est capricieux et préfère se réduire en petits morceaux plutôt que de souffrir une hésitation de la part de l'artisan.
Nivard est fasciné. Dans le râtelier, il saisit une canne, la soupèse et se rend sur la passerelle. Près du four, il fait une chaleur insupportable. Les hommes dégoulinent de sueur. Des enfants et des femmes montent de l'eau sans arrêt. Il faut abreuver et rafraîchir les verriers, refroidir les outils, humecter les formes de bois et le promenoir. Nivard plonge sa canne dans le brasier, soirt un peu de cette pâte molle et la regarde couler. Il reprend du verre dans le creuset, mais cette fois il fait tourner l'instrument dans ses doigts et parvient à maintenir pendant un moment le verre en fusion sur le métal. Une femme arrose copieusement le plancher qui, à ses pieds, commence à flamber. Il ne s'en aperçoit même pas, tant la matière le subjugue. Il replonge l'outil, le ressort, se penche dans le vide comme les autres verriers et souffle. Rien ne se passe. Il s'entête de plus belle, tant et si bien qu'au bout du combat il tient à l'extrémité de sa canne une petite boule de verre de la grosseur d'une pomme. Il ruisselle. Avisant un souffleur occupé à recuire une pièce, Nivard promène l'objet dans le feu pour la raviver de lumière. Il sort son premier souffle arrêté du verre. Il est heureux, dévale la passerelle pour montrer son œuvre à Soma. Il la regarde passer de l'état d'incandescence à l'état de transparence.
- C'est de la magie ! dit-il à son compagnon.
Il se mire dans la sphère, la manipule, jusqu'à ce que tout à coup la boule se fissure et, subitement tombe en miettes. Nivard est stupéfait, Soma éclate de son rire bon enfant et terrible. Le verre est loin encore d'avoir trouvé son maître....

Bernard Tirtiaux : Le passeur de lumiere Folio

5 commentaires:

  1. Impressionnant ! J'avais pas le temps ... puis finalement, je me suis prise au texte, et on s'y croirait ! J'adore !! Merci pour cette pause lecture ! Je ne prends plus beaucoup le temps de lire malheureusement ! Biz

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  2. Je suis contente que ça t'ai plu. Bonne semaine, Sissy. Bisous

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  3. comme la précédente: je suis passée sans vraiment lire.. et ensuite des mots m'ont accrochés..magique tout simplment.. ça me rappelle mes enciennes lectures de jeunesse avec tous ( et tant)ces mots qui décrivent si bien ce métier si magique...
    j'ai adoré.;;-)))

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  4. Un superbe livre et je suis heureuse qu'il te plaise. Dans ton ancien travail, tu as du avoir des instants magiques, toi aussi. Très bonne soirée et des bisous

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  5. Me revoilà ici, Claudine,
    J'ai choisi ce post pour vous faire un coucou parce que ce livre, je l'ai lu il y a bien des années maintenant, et je me souviens l'avoir aimé et recommandé. Je me suis promenée sur votre blog et celui de Marilia, j'y ai vu beaucoup de belles choses. Mes félicitations à toutes les deux.

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