Mark Twain Les Geais bleus
Mercure de France, 1907 (pp. 178-187).
Les animaux causent entre eux ; personne n’en peut douter, mais je crois que peu de gens comprennent leur langage. Je n’ai jamais connu qu’un homme possédant ce don particulier ; mais je suis certain qu’il le possède, car il m’a fortement documenté sur la question.
C’était un mineur d’âge moyen, au cœur simple ; il avait vécu longtemps dans les forêts et les montagnes solitaires de la Californie, étudiant les mœurs de ses seuls voisins, les animaux et les oiseaux ; il parvint ainsi à traduire fidèlement leurs gestes et leurs attitudes. Il s’appelait Jim Baker. Selon lui, quelques animaux ont une éducation des plus sommaires et n’emploient que des mots très simples, sans comparaisons ni images fleuries ; d’autres, au contraire, possèdent un vocabulaire étendu, un langage choisi, et jouissent d’une énonciation facile ; ces derniers sont naturellement plus bavards, ils aiment entendre le son de leur voix et sont ravis de produire leur petit effet. Après une mûre observation, Baker conclut que les geais bleus sont les plus beaux parleurs de tous les oiseaux et animaux. Voici ce qu’il raconte :
« Le geai bleu est très supérieur aux autres animaux ; mieux doué qu’eux, il a des sentiments plus affinés et plus élevés, et il sait les exprimer tous, dans un langage élégant, harmonieux et très fleuri. Quant à la facilité d’élocution, vous ne voyez jamais un geai bleu rester à court de mots. Ils lui viennent tout naturellement d’abord à l’esprit, ensuite au bout de la langue. Autre détail : j’ai observé bien des animaux, mais je n’ai jamais vu un oiseau, une vache ou aucune autre bête parler une langue plus irréprochable que le geai bleu. Vous me direz que le chat s’exprime merveilleusement. J’en conviens, mais prenez-le au moment où il entre en fureur, au moment où il se crêpe le poil avec un autre chat, au milieu de la nuit ; vous m’en direz des nouvelles, la grammaire qu’il emploie vous donnera le tétanos !
« Les profanes s’imaginent que les chats nous agacent par le tapage qu’ils font en se battant ; profonde erreur ! en réalité, c’est leur déplorable syntaxe qui nous exaspère. En revanche, je n’ai jamais entendu un geai employer un mot déplacé ; le fait est des plus rares, et quand ils se rendent coupables d’un tel méfait, ils sont aussi honteux que des êtres humains ; ils ferment le bec immédiatement et s’éloignent pour ne plus revenir.
« Vous appelez un geai un oiseau : c’est juste, car il a des plumes et n’appartient au fond à aucune paroisse ; mais à part cela, je le déclare un être aussi humain que vous et moi. Je vous en donnerai la raison : les facultés, les sentiments, les instincts, les intérêts des geais sont universels. Un geai n’a pas plus de principes qu’un député ou un ministre : il ment, il vole, il trompe, et trahit avec la même désinvolture, et quatre fois sur cinq il manquera à ses engagements les plus solennels. Un geai n’admet jamais le caractère sacré d’une parole donnée. Autre trait caractéristique : le geai jure comme un mineur. Vous trouvez déjà que les chats jurent comme des sapeurs ; mais donnez à un geai l’occasion de sortir son vocabulaire au grand complet, vous m’en direz des nouvelles : il battra le chat, haut la main, dans ce record spécial. Ne cherchez pas à me contredire : je suis trop au courant de leurs mœurs. Autre particularité : le geai bleu surpasse toute créature humaine ou divine dans l’art de gronder : il le fait simplement avec un calme, une mesure, et une pondération parfaite. Oui, monsieur, un geai vaut un homme. Il pleure, il rit, et prend des airs contrits ; je l’ai entendu raisonner, se disputer et discuter ; il aime les histoires, les potins, les scandales ; avec cela plein d’esprit, il sait reconnaître ses torts aussi bien que vous et moi. Et maintenant je vais vous raconter une histoire de geais bleus, parfaitement authentique :
« Lorsque je commençai à comprendre leur langage, il survint ici un petit incident. Le dernier homme qui habitait la région avec moi, il y a sept ans, s’en alla. Vous voyez d’ailleurs sa maison. Elle est restée vide depuis ; elle se compose d’une hutte en planches, avec une grande pièce et voilà tout ; un toit de chaume et pas de plafond. Un dimanche matin, j’étais assis sur le seuil de ma hutte, et je prenais l’air avec mon chat ; je regardais le ciel bleu, en écoutant le murmure solitaire des feuilles, et en songeant, rêveur, à mon pays natal dont j’étais privé de nouvelles depuis treize ans ; un geai bleu parut sur cette maison déserte ; il tenait un gland dans son bec, et se mit à parler : « Tiens, disait-il, je viens de me heurter à quelque chose. » Le gland tomba de son bec, roula par terre ; il n’en parut pas autrement contrarié et resta très absorbé par son idée. Il avait vu un trou dans le toit ; il ferma un œil, tourna la tête successivement des deux côtés, et essaya de voir ce qu’il y avait au fond de ce trou ; je le vis bientôt relever la tête, son œil brillait. Il se mit à battre des ailes deux ou trois fois, ce qui est un indice de grande satisfaction, et s’écria : « C’est un trou ou je ne m’y connais pas ; c’est sûrement un trou. »
« Il regarda encore ; son œil s’illumina, puis, battant des ailes et de la queue, il s’écria : « J’en ai, une veine ! C’est un trou, et un trou des mieux conditionnés. » D’un coup d’aile, il plongea, ramassa le gland et le jeta dans le trou ; sa physionomie exprimait une joie indescriptible, lorsque soudain son sourire se figea sur son bec, et fit place à une profonde stupeur : « Comment se fait-il, dit-il, que je ne l’aie pas entendu tomber ? » Il regarda de nouveau, et resta très pensif ; il fit le tour du trou en tous sens, bien décidé à percer ce mystère ; il ne trouva rien. Il s’installa alors sur le haut du toit, et se prit à réfléchir en se grattant la tête avec sa patte. « Je crois que j’entreprends là un travail colossal ; le trou doit être immense, et je n’ai pas le temps de m’amuser. »
« Il s’en alla à tire d’aile, ramassa un autre gland, le jeta dans le trou et essaya de voir jusqu’où il était tombé, mais en vain ; alors il poussa un profond soupir. « Le diable s’en mêle, dit-il, je n’y comprends plus rien, mais je ne me laisserai pas décourager pour si peu. » Il retourna chercher un gland et recommença son expérience, sans arriver à un résultat meilleur.
« C’est curieux, marmotta-t-il ; je n’ai jamais vu un trou pareil ; c’est évidemment un nouveau genre de trou. » Il commençait pourtant à s’énerver. Persuadé qu’il avait affaire à un trou ensorcelé, il secouait la tête en ronchonnant ; il ne perdit pas cependant tout espoir et ne se laissa pas aller au découragement. Il arpenta le toit de long en large, revint au trou et lui tint ce langage : « Vous êtes un trou extraordinaire, long, profond ; un trou peu banal, mais j’ai décidé de vous remplir ; j’y arriverai coûte que coûte, dussé-je peiner des années. »
Il se mit donc au travail ; je vous garantis que vous n’avez jamais vu un oiseau aussi actif sous la calotte des cieux. Pendant deux heures et demie, il ramassa et jeta des glands avec une ardeur dévorante, sans même prendre le temps de regarder où en était son ouvrage. Mais la fatigue l’envahit et il lui sembla que ses ailes pesaient cent kilos chacune. Il jeta un dernier gland et soupira : « Cette fois je veux être pendu si je ne me rends pas maître de ce trou. » Il regarda de près son travail. Vous allez me traiter de blagueur, lorsque je vous dirai que je vis mon geai devenir pâle de colère.
« Comment, s’écria-t-il, j’ai réuni là assez de glands pour nourrir ma famille pendant trente ans et je n’en vois pas la moindre trace. Il n’y a pas à en douter : si j’y comprends quelque chose, je veux que l’on m’empaille, qu’on me bourre le ventre de son et qu’on me loge au musée. » Il eut à peine la force de se traîner vers la crête du toit et de s’y poser, tant il était brisé de fatigue et de découragement. Il se ressaisit pourtant et rassembla ses esprits.
« Un autre geai passa ; l’entendant invoquer le ciel, il s’enquit du malheur qui lui arrivait. Notre ami lui donna tous les détails de son aventure. « Voici le trou, lui dit-il, et si vous ne me croyez pas, descendez vous convaincre vous-même. » Le camarade revint au bout d’un instant : « Combien avez-vous enfoui de glands là-dedans ? » demanda-t-il. — « Pas moins de deux tonneaux. »
« Le nouveau venu retourna voir, mais, n’y comprenant rien, il poussa un cri d’appel qui attira trois autres geais. Tous, réunis, procédèrent à l’examen du trou, et se firent raconter de nouveau les détails de l’histoire ; après une discussion générale leurs opinions furent aussi divergentes que celles d’un comité de notables humains réunis pour trancher d’une question grave. Ils appelèrent d’autres geais ; ces volatiles accoururent en foule si compacte que leur nombre finit par obscurcir le ciel. Il y en avait bien cinq mille ; jamais de votre vie vous n’avez entendu des cris, des querelles et un carnage semblables. Chacun des geais alla regarder le trou ; en revenant, il s’empressait d’émettre un avis différent de son prédécesseur. C’était à qui fournirait l’explication la plus abracadabrante. Ils examinèrent la maison par tous les bouts. Et comme la porte était entr’ouverte, un geai eut enfin l’idée d’y pénétrer. Le mystère fut bien entendu éclairci en un instant : il trouva tous les glands par terre. Notre héros battit des ailes et appela ses camarades : « Arrivez ! arrivez ! criait-il ; ma parole ! cet imbécile n’a-t-il pas eu la prétention de remplir toute la maison avec des glands ? » Ils vinrent tous en masse, formant un nuage bleu ; en découvrant la clef de l’énigme ils s’esclaffèrent de la bêtise de leur camarade.
« Eh bien ! monsieur, après cette aventure, tous les geais restèrent là une grande heure à bavarder comme des êtres humains. Ne me soutenez donc plus qu’un geai n’a pas l’esprit grivois ; je sais trop le contraire. Et quelle mémoire aussi ! Pendant trois années consécutives, je vis revenir, chaque été, une foule de geais des quatre coins des États-Unis : tous admirèrent le trou, d’autres oiseaux se joignirent à ces pèlerins, et tous se rendirent compte de la plaisanterie, à l’exception d’une vieille chouette originaire de Nova-Scotia. Comme elle n’y voyait que du bleu, elle déclara qu’elle ne trouvait rien de drôle à cette aventure ; elle s’en retourna, et regagna son triste logis très désappointée. »
Mercure de France, 1907 (pp. 178-187).
Les animaux causent entre eux ; personne n’en peut douter, mais je crois que peu de gens comprennent leur langage. Je n’ai jamais connu qu’un homme possédant ce don particulier ; mais je suis certain qu’il le possède, car il m’a fortement documenté sur la question.
C’était un mineur d’âge moyen, au cœur simple ; il avait vécu longtemps dans les forêts et les montagnes solitaires de la Californie, étudiant les mœurs de ses seuls voisins, les animaux et les oiseaux ; il parvint ainsi à traduire fidèlement leurs gestes et leurs attitudes. Il s’appelait Jim Baker. Selon lui, quelques animaux ont une éducation des plus sommaires et n’emploient que des mots très simples, sans comparaisons ni images fleuries ; d’autres, au contraire, possèdent un vocabulaire étendu, un langage choisi, et jouissent d’une énonciation facile ; ces derniers sont naturellement plus bavards, ils aiment entendre le son de leur voix et sont ravis de produire leur petit effet. Après une mûre observation, Baker conclut que les geais bleus sont les plus beaux parleurs de tous les oiseaux et animaux. Voici ce qu’il raconte :
« Le geai bleu est très supérieur aux autres animaux ; mieux doué qu’eux, il a des sentiments plus affinés et plus élevés, et il sait les exprimer tous, dans un langage élégant, harmonieux et très fleuri. Quant à la facilité d’élocution, vous ne voyez jamais un geai bleu rester à court de mots. Ils lui viennent tout naturellement d’abord à l’esprit, ensuite au bout de la langue. Autre détail : j’ai observé bien des animaux, mais je n’ai jamais vu un oiseau, une vache ou aucune autre bête parler une langue plus irréprochable que le geai bleu. Vous me direz que le chat s’exprime merveilleusement. J’en conviens, mais prenez-le au moment où il entre en fureur, au moment où il se crêpe le poil avec un autre chat, au milieu de la nuit ; vous m’en direz des nouvelles, la grammaire qu’il emploie vous donnera le tétanos !
« Les profanes s’imaginent que les chats nous agacent par le tapage qu’ils font en se battant ; profonde erreur ! en réalité, c’est leur déplorable syntaxe qui nous exaspère. En revanche, je n’ai jamais entendu un geai employer un mot déplacé ; le fait est des plus rares, et quand ils se rendent coupables d’un tel méfait, ils sont aussi honteux que des êtres humains ; ils ferment le bec immédiatement et s’éloignent pour ne plus revenir.
« Vous appelez un geai un oiseau : c’est juste, car il a des plumes et n’appartient au fond à aucune paroisse ; mais à part cela, je le déclare un être aussi humain que vous et moi. Je vous en donnerai la raison : les facultés, les sentiments, les instincts, les intérêts des geais sont universels. Un geai n’a pas plus de principes qu’un député ou un ministre : il ment, il vole, il trompe, et trahit avec la même désinvolture, et quatre fois sur cinq il manquera à ses engagements les plus solennels. Un geai n’admet jamais le caractère sacré d’une parole donnée. Autre trait caractéristique : le geai jure comme un mineur. Vous trouvez déjà que les chats jurent comme des sapeurs ; mais donnez à un geai l’occasion de sortir son vocabulaire au grand complet, vous m’en direz des nouvelles : il battra le chat, haut la main, dans ce record spécial. Ne cherchez pas à me contredire : je suis trop au courant de leurs mœurs. Autre particularité : le geai bleu surpasse toute créature humaine ou divine dans l’art de gronder : il le fait simplement avec un calme, une mesure, et une pondération parfaite. Oui, monsieur, un geai vaut un homme. Il pleure, il rit, et prend des airs contrits ; je l’ai entendu raisonner, se disputer et discuter ; il aime les histoires, les potins, les scandales ; avec cela plein d’esprit, il sait reconnaître ses torts aussi bien que vous et moi. Et maintenant je vais vous raconter une histoire de geais bleus, parfaitement authentique :
« Lorsque je commençai à comprendre leur langage, il survint ici un petit incident. Le dernier homme qui habitait la région avec moi, il y a sept ans, s’en alla. Vous voyez d’ailleurs sa maison. Elle est restée vide depuis ; elle se compose d’une hutte en planches, avec une grande pièce et voilà tout ; un toit de chaume et pas de plafond. Un dimanche matin, j’étais assis sur le seuil de ma hutte, et je prenais l’air avec mon chat ; je regardais le ciel bleu, en écoutant le murmure solitaire des feuilles, et en songeant, rêveur, à mon pays natal dont j’étais privé de nouvelles depuis treize ans ; un geai bleu parut sur cette maison déserte ; il tenait un gland dans son bec, et se mit à parler : « Tiens, disait-il, je viens de me heurter à quelque chose. » Le gland tomba de son bec, roula par terre ; il n’en parut pas autrement contrarié et resta très absorbé par son idée. Il avait vu un trou dans le toit ; il ferma un œil, tourna la tête successivement des deux côtés, et essaya de voir ce qu’il y avait au fond de ce trou ; je le vis bientôt relever la tête, son œil brillait. Il se mit à battre des ailes deux ou trois fois, ce qui est un indice de grande satisfaction, et s’écria : « C’est un trou ou je ne m’y connais pas ; c’est sûrement un trou. »
« Il regarda encore ; son œil s’illumina, puis, battant des ailes et de la queue, il s’écria : « J’en ai, une veine ! C’est un trou, et un trou des mieux conditionnés. » D’un coup d’aile, il plongea, ramassa le gland et le jeta dans le trou ; sa physionomie exprimait une joie indescriptible, lorsque soudain son sourire se figea sur son bec, et fit place à une profonde stupeur : « Comment se fait-il, dit-il, que je ne l’aie pas entendu tomber ? » Il regarda de nouveau, et resta très pensif ; il fit le tour du trou en tous sens, bien décidé à percer ce mystère ; il ne trouva rien. Il s’installa alors sur le haut du toit, et se prit à réfléchir en se grattant la tête avec sa patte. « Je crois que j’entreprends là un travail colossal ; le trou doit être immense, et je n’ai pas le temps de m’amuser. »
« Il s’en alla à tire d’aile, ramassa un autre gland, le jeta dans le trou et essaya de voir jusqu’où il était tombé, mais en vain ; alors il poussa un profond soupir. « Le diable s’en mêle, dit-il, je n’y comprends plus rien, mais je ne me laisserai pas décourager pour si peu. » Il retourna chercher un gland et recommença son expérience, sans arriver à un résultat meilleur.
« C’est curieux, marmotta-t-il ; je n’ai jamais vu un trou pareil ; c’est évidemment un nouveau genre de trou. » Il commençait pourtant à s’énerver. Persuadé qu’il avait affaire à un trou ensorcelé, il secouait la tête en ronchonnant ; il ne perdit pas cependant tout espoir et ne se laissa pas aller au découragement. Il arpenta le toit de long en large, revint au trou et lui tint ce langage : « Vous êtes un trou extraordinaire, long, profond ; un trou peu banal, mais j’ai décidé de vous remplir ; j’y arriverai coûte que coûte, dussé-je peiner des années. »
Il se mit donc au travail ; je vous garantis que vous n’avez jamais vu un oiseau aussi actif sous la calotte des cieux. Pendant deux heures et demie, il ramassa et jeta des glands avec une ardeur dévorante, sans même prendre le temps de regarder où en était son ouvrage. Mais la fatigue l’envahit et il lui sembla que ses ailes pesaient cent kilos chacune. Il jeta un dernier gland et soupira : « Cette fois je veux être pendu si je ne me rends pas maître de ce trou. » Il regarda de près son travail. Vous allez me traiter de blagueur, lorsque je vous dirai que je vis mon geai devenir pâle de colère.
« Comment, s’écria-t-il, j’ai réuni là assez de glands pour nourrir ma famille pendant trente ans et je n’en vois pas la moindre trace. Il n’y a pas à en douter : si j’y comprends quelque chose, je veux que l’on m’empaille, qu’on me bourre le ventre de son et qu’on me loge au musée. » Il eut à peine la force de se traîner vers la crête du toit et de s’y poser, tant il était brisé de fatigue et de découragement. Il se ressaisit pourtant et rassembla ses esprits.
« Un autre geai passa ; l’entendant invoquer le ciel, il s’enquit du malheur qui lui arrivait. Notre ami lui donna tous les détails de son aventure. « Voici le trou, lui dit-il, et si vous ne me croyez pas, descendez vous convaincre vous-même. » Le camarade revint au bout d’un instant : « Combien avez-vous enfoui de glands là-dedans ? » demanda-t-il. — « Pas moins de deux tonneaux. »
« Le nouveau venu retourna voir, mais, n’y comprenant rien, il poussa un cri d’appel qui attira trois autres geais. Tous, réunis, procédèrent à l’examen du trou, et se firent raconter de nouveau les détails de l’histoire ; après une discussion générale leurs opinions furent aussi divergentes que celles d’un comité de notables humains réunis pour trancher d’une question grave. Ils appelèrent d’autres geais ; ces volatiles accoururent en foule si compacte que leur nombre finit par obscurcir le ciel. Il y en avait bien cinq mille ; jamais de votre vie vous n’avez entendu des cris, des querelles et un carnage semblables. Chacun des geais alla regarder le trou ; en revenant, il s’empressait d’émettre un avis différent de son prédécesseur. C’était à qui fournirait l’explication la plus abracadabrante. Ils examinèrent la maison par tous les bouts. Et comme la porte était entr’ouverte, un geai eut enfin l’idée d’y pénétrer. Le mystère fut bien entendu éclairci en un instant : il trouva tous les glands par terre. Notre héros battit des ailes et appela ses camarades : « Arrivez ! arrivez ! criait-il ; ma parole ! cet imbécile n’a-t-il pas eu la prétention de remplir toute la maison avec des glands ? » Ils vinrent tous en masse, formant un nuage bleu ; en découvrant la clef de l’énigme ils s’esclaffèrent de la bêtise de leur camarade.
« Eh bien ! monsieur, après cette aventure, tous les geais restèrent là une grande heure à bavarder comme des êtres humains. Ne me soutenez donc plus qu’un geai n’a pas l’esprit grivois ; je sais trop le contraire. Et quelle mémoire aussi ! Pendant trois années consécutives, je vis revenir, chaque été, une foule de geais des quatre coins des États-Unis : tous admirèrent le trou, d’autres oiseaux se joignirent à ces pèlerins, et tous se rendirent compte de la plaisanterie, à l’exception d’une vieille chouette originaire de Nova-Scotia. Comme elle n’y voyait que du bleu, elle déclara qu’elle ne trouvait rien de drôle à cette aventure ; elle s’en retourna, et regagna son triste logis très désappointée. »
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