dimanche 11 mars 2012

Les Amants de Tolède

Auguste de Villiers de L’Isle-Adam
Histoires insolites
Mercure de France, 1909 (Histoires insolites. L’Amour suprême. Akedysséril, pp. 85-90).

LES AMANTS DE TOLÈDE

À Monsieur Émile Pierre.

Il eût donc été juste que Dieu condamnât l’Homme au Bonheur ?
Une des réponses de la Théologie romaine à l’objection contre la Tache originelle.

Une aube orientale rougissait les granitiques sculptures, au fronton de l’Official, à Tolède — et, entre toutes, le Chien-qui-porte-une-torche-enflammée-dans-sa-gueule, armoiries du Saint-Office.
Deux figuiers épais ombrageaient le portail de bronze : au delà du seuil, de quadrilatérales marches de pierre exsurgeaient des entrailles du palais, — enchevêtrement de profondeurs calculées sur de subtiles déviations de la montée et de la descente. — Ces spirales se perdaient, les unes dans les salles de conseil, les cellules des inquisiteurs, la chapelle secrète, les cent soixante-deux cachots, le verger même et le dortoir des familiers ; — les autres, en de longs corridors, froids et interminables, vers divers retraits… — des réfectoires, la bibliothèque.
En l’une de ces chambres, — dont le riche ameublement, les tentures cordouanes, les arbustes, les vitraux ensoleillés, les tableaux, tranchaient sur la nudité des autres séjours, — se tenait debout, cette aurore-là, les pieds nus sur des sandales, au centre de la rosace d’un tapis byzantin, les mains jointes, les vastes yeux fixes, un maigre vieillard, de taille géante, vêtu de la simarre blanche à croix rouge, le long manteau noir aux épaules, la barrette noire sur le crâne, le chapelet de fer à la ceinture. Il paraissait avoir passé quatre-vingts ans. Blafard, brisé de macérations, saignant, sans doute, sous le cilice invisible qu’il ne quittait jamais, il considérait une alcôve où se trouvait, drapé et festonné de guirlandes, un lit opulent et moelleux. Cet homme avait nom Tomas de Torquemada.
Autour de lui, dans l’immense palais, un effrayant silence tombait des voûtes, silence formé des mille souffles sonores de l’air que les pierres ne cessent de glacer.
Soudain le Grand-Inquisiteur d’Espagne tira l’anneau d’un timbre que l’on n’entendit pas sonner. Un monstrueux bloc de granit, avec sa tenture, tourna dans l’épaisse muraille. Trois familiers, cagoules baissées, apparurent : — sautant hors d’un étroit escalier creusé dans la nuit, — et le bloc se referma. Ceci dura deux secondes, un éclair ! Mais ces deux secondes avaient suffi pour qu’une lueur rouge, réfractée par quelque souterraine salle, éclairât la chambre ! et qu’une terrible, une confuse rafale de cris si déchirants, si aigus, si affreux, — qu’on ne pouvait distinguer ni pressentir l’âge ou le sexe des voix qui les hurlaient, — passât dans l’entrebâillement de cette porte, comme une lointaine bouffée d’enfer.
Puis, le morne silence, les souffles froids, et, dans les corridors, les angles du soleil sur les dalles solitaires qu’à peine heurtait, par intervalles, le claquement d’une sandale d’inquisiteur.
Torquemada prononça quelques mots à voix basse.
L’un des familiers sortit, et, peu d’instants après entrèrent, devant lui, deux beaux adolescents, presque enfants encore, un jeune homme et une, jeune fille, — dix-huit ans, seize ans, sans doute. La distinction de leurs visages, de leurs personnes, attestait une haute race, et leurs habits — de la plus noble élégance, éteinte et somptueuse — indiquaient le rang élevé qu’occupaient leurs maisons. L’on eût dit le couple de Vérone transporté à Tolède : Roméo et Juliette !… Avec leur sourire d’innocence étonnée, — et un peu roses de se trouver ensemble, déjà, — tous deux regardaient le saint vieillard.
— « Doux et chers enfants », dit, en leur imposant les mains, Tomas de Torquemada, — « vous vous aimiez depuis près d’une année (ce qui est longtemps à votre âge), et d’un amour si chaste, si profond, que tremblants, l’un devant l’autre, et les yeux baissés à l’église, vous n’osiez vous le dire. C’est pourquoi, le sachant, je vous ai fait venir ce matin, pour vous unir en mariage, ce qui est accompli. Vos sages et puissantes familles sont prévenues que vous êtes deux époux et le palais où vous êtes attendus est préparé pour le festin de vos noces. Vous y serez bientôt, et vous irez vivre, à votre rang, entourés plus tard, sans doute, de beaux enfants, fleur de la chrétienté.
« Ah ! vous faites bien de vous aimer, jeunes cœurs d’élection ! Moi aussi, je connais l’amour, ses effusions, ses pleurs, ses anxiétés, ses tremblements célestes ! C’est d’amour que mon cœur se consume, car l’amour, c’est la loi de la vie ! c’est le sceau de la sainteté. Si donc, j’ai pris sur moi de vous unir, c’est afin que l’essence même de l’amour, qui est le bon Dieu seul, ne fût pas troublée, en vous, par les trop charnelles convoitises, par les concupiscences, hélas ! que de trop longs retards dans la légitime possession l’un de l’autre entre les fiancés peuvent allumer en leurs sens. Vos prières allaient en devenir distraites ! La fixité de vos songeries allait obscurcir votre pureté natale ! Vous êtes deux anges qui, pour se souvenir de ce qui est REEL en votre amour, aviez soif, déjà, de l’apaiser, de l’émousser, d’en épuiser les délices !
« Ainsi soit-il ! — Vous êtes ici dans la Chambre du Bonheur : vous y passerez seulement vos premières heures conjugales, puis, me bénissant, je l’espère, de vous avoir ainsi rendus à vous-mêmes, c’est-à-dire à Dieu, vous retournerez, dis-je, vivre de la vie des humains, au rang que Dieu vous assigna. »
Sur un coup d’œil du Grand-Inquisiteur, les familiers, rapidement, dévêtirent le couple charmant, dont la stupeur — un peu ravie — n’opposait aucune résistance. Les ayant placés vis-à-vis l’un de l’autre, comme deux juvéniles statues, ils les enveloppèrent très vite l’un contre l’autre de largues rubans de cuir parfumé qu’ils serrèrent doucement, puis les transportèrent, étendus, appliqués cœur auprès du cœur et lèvres sur lèvres, — bien assujettis ainsi, — sur la couche nuptiale, en cette étreinte qu’immobilisaient subtilement leurs entraves. L’instant d’après, ils étaient laissés seuls, ; leur intense joie — qui ne tarda pas à dominer leur trouble — et si grandes furent alors les délices qu’ils goûtèrent, qu’entre d’éperdus baisers ils se disaient tout bas :
— Oh ! si cela pouvait durer l’éternité !…
Mais rien ici bas, n’est éternel, — et leur douce étreinte, hélas ! ne dura que quarante-huit heures.
Alors des familiers entrèrent, ouvrirent toutes larges les fenêtres sur l’air pur des jardins : les liens des deux amants furent enlevés, — un bain, qui leur était indispensable, les ranima, chacun dans une cellule voisine. — Une fois rhabillés, comme ils chancelaient, livides, muets, graves et les yeux hagards, Torquemada parut et l’austère vieillard, en leur donnant une suprême accolade, leur dit à l’oreille :
— Maintenant, mes enfants, que vous avez passé par la dure épreuve du Bonheur, je vous rends à la vie et à votre amour, car je crois que vos prières au bon Dieu seront désormais moins distraites que par le passé.
Une escorte les reconduisit donc à leur palais tout en fête : on les attendait ; ce furent des rumeurs de joie !…
Seulement, pendant le festin de noces, tous les nobles convives remarquèrent, non sans étonnement, entre les deux époux, une sorte de gêne guindée, d’assez brèves paroles, des regards qui se détournaient, et de froids sourires.
Ils vécurent, presque séparés, dans leurs appartements personnels et moururent sans postérité, — car, s’il faut tout dire, ils ne s’embrassèrent jamais plus — de peur… de peur que cela ne RECOMMENÇAT !


J'aime beaucoup le cynisme de cet auteur. Si vous le désirez, je vous en donnerai d'autres, de ses textes. 
En ce moment, je finis des rideaux/panneaux, incrustés de ruban et puis un pull de printemps plein de couleurs et de fleurs entre deux plaids ! Et mardi je pars à Amsterdam. Gros bisous à tous.
Claudine  


3 commentaires:

  1. Je reprends peu à peu le chemin des blogs.

    Bises et belle semaine Claudine.

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  2. J'aime beaucoup cet auteur, j'ai "La Vénus d'ISLE" ...
    bises Claudine

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  3. Je découvre, et je ne m'étonne pas du fait que cette histoire se déroule à Tolède. Un bisou depuis Madrid, Tat

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