samedi 28 septembre 2013

Deux Originaux E. T. A. Hoffmann

E. T. A. Hoffmann
Deux Originaux
1820

Vous savez, dit Théodore, que je séjournai quelque temps à G...., pour terminer mes études, auprès de mon vieux oncle. Il avait un ami qui, malgré la disproportion de son âge avec le mien, me prit en affection singulière, à cause, j’imagine, de l’extrême gaîté d’humeur qui me distinguait alors, au point de dégénérer parfois en folie. Cet homme était, du reste, un des plus extraordinaires que j’aie jamais rencontrés. Grondeur, chagrin, minutieux dans toutes les affaires de la vie, et fort enclin à l’avarice, il était pourtant sensible, autant qu’homme au monde, à toute espèce de drôleries et de jovialité. Pour me servir d’une expression française, personne n’était plus amusable ni moins amusant à la fois. En outre, et malgré la maturité de son âge, il était rempli de prétentions, qu’il manifestait surtout dans sa mise des plus recherchées, et toujours réglée d’après la dernière mode, ce qui le rendait passablement ridicule ; mais il l’était encore bien davantage par son avidité insatiable de plaisir, par son ardeur inouïe à poursuivre et à épuiser toute espèce de jouissance.
Il me revient à la mémoire deux traits caractéristiques de cette fatuité sénile et de ce besoin exagéré d’émotions, vraiment trop comiques pour que je ne vous en fasse pas part.
Imaginez-vous que mon homme ayant été invité, par une société dont plusieurs dames faisaient partie, à faire une promenade à pied pour visiter, dans les montagnes des environs, une chute d’eau remarquable, se para d’un habit de soie tout neuf, orné de superbes boutons d’acier poli, avec des bas de soie blancs, des souliers à boucles d’acier, et aux mains des bagues de prix. Or, il arriva qu’au beau milieu d’une sombre forêt de sapins, les promeneurs furent surpris par un violent orage. La pluie tombait par nappes, les ruisseaux débordés inondaient les chemins, et vous devez penser dans quel état mon pauvre ami fut réduit en peu d’instants. — Cependant, la nuit même le tonnerre tomba sur le clocher de l’église Saint-Dominique à G.... et l’incendia. Mon ami était transporté d’aise au magnifique spectacle de l’immense colonne de feu qui s’élevait jusqu’au ciel et projetait une lumière fantastique sur tous les objets d’alentour. Mais il réfléchit bientôt que ce tableau, vu du haut d’une colline qui dominait la ville, devait produire un effet beaucoup plus pittoresque. Aussitôt, il s’habilla de pied en cap, avec son cérémonial accoutumé, se munit d’un cornet de macarons et d’un flacon de vin fin, prit à la main un bouquet odorant, une chaise pliante et portative sous son bras, et se dirigea gaîment vers la hauteur en question. Là, il s’assit, et contempla tout à son aise avec ravissement les progrès de l’incendie, tantôt flairant le parfum de son bouquet, tantôt croquant un macaron ou buvant un petit verre de vin. — Ce personnage bizarre…
Il me rappelle, interrompit Vincent, un drôle de corps que j’ai rencontré pendant mon voyage dans le sud de l’Allemagne. J’étais allé me promener aux environs de B.... dans un petit bois, où je rencontrai plusieurs paysans occupés à abattre un taillis fort touffu, et à scier les branches de quelques arbres d’un côté seulement. Je demandai machinalement à ces gens s’il s’agissait de percer une nouvelle route ; mais ils me dirent en riant que je pouvais marcher droit devant moi, et que je trouverais à l’issue du bois, sur une hauteur, quelqu’un à qui je pourrais mieux m’informer.
En effet, je ne tardai pas à joindre un petit homme d’un certain âge, très pâle, habillé d’une redingote et d’un bonnet de voyage, avec une ceinture fort serrée, et qui regardait fixement, par une longue-vue, vers l’endroit où j’avais vu travailler les paysans. Dès qu’il s’aperçut de mon approche, il ferma son instrument, et me dit avec vivacité : « Vous venez du bois, Monsieur, où en est la besogne je vous prie ? » Je lui dis ce que j’avais vu. « C’est très bien, répondit-il, c’est très bien ! Je suis ici depuis trois heures du matin (or, il pouvait être six heures du soir), et je commençais à craindre que ces ânes, que je paie assez cher, ne me laissassent dans l’embarras ; mais à présent, j’espère que la perspective sera visible encore au moment favorable. » Il rouvrit sa longue-vue et regarda encore vers la forêt. Au bout de quelques minutes, un gros massif de branches étant tombé à la fois, on eut tout-à-coup devant soi, comme par enchantement, l’aspect des montagnes lointaines et des ruines d’un château fort, qui formaient, en effet, aux rayons du soleil couchant, un spectacle magique et enchanteur.
L’homme à la longue-vue n’exprima son ravissement que par des paroles entrecoupées ; mais après avoir joui du coup d’œil pendant un bon quart d’heure il serra sa lunette d’approche, et s’enfuit à toutes jambes, comme s’il eût été poursuivi par une bête féroce, sans me saluer, et même sans faire aucune attention à ma présence.
J’appris plus tard que cet homme n’était autre que le baron de R***, original des plus marquants, qui, de même que le fameux baron Grotthus, poursuivait, depuis plusieurs années sans interruption, un voyage entrepris pédestrement, allant partout avec rage, à la chasse, pour ainsi dire, des belles perspectives. Quand, pour se procurer la jouissance d’un point de vue, il jugeait nécessaire de faire abattre des arbres ou de trouer une partie de bois, il s’arrangeait avec le propriétaire et soldait des ouvriers sans regarder à la dépense. Il voulut même un jour, à toute force, faire brûler une métairie entière qui selon lui masquait la perspective, ou gâtait l’ensemble du tableau ; mais il échoua dans son dessein. Du reste, une fois son but atteint, il consacre une demi-heure au plus à contempler le point de vue, et reprend sa course incessante dans une autre direction, et sans jamais revenir au même endroit.

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Les Geais bleus Mark Twain

Mark Twain Les Geais bleus
Mercure de France, 1907 (pp. 178-187).

Les animaux causent entre eux ; personne n’en peut douter, mais je crois que peu de gens comprennent leur langage. Je n’ai jamais connu qu’un homme possédant ce don particulier ; mais je suis certain qu’il le possède, car il m’a fortement documenté sur la question.
C’était un mineur d’âge moyen, au cœur simple ; il avait vécu longtemps dans les forêts et les montagnes solitaires de la Californie, étudiant les mœurs de ses seuls voisins, les animaux et les oiseaux ; il parvint ainsi à traduire fidèlement leurs gestes et leurs attitudes. Il s’appelait Jim Baker. Selon lui, quelques animaux ont une éducation des plus sommaires et n’emploient que des mots très simples, sans comparaisons ni images fleuries ; d’autres, au contraire, possèdent un vocabulaire étendu, un langage choisi, et jouissent d’une énonciation facile ; ces derniers sont naturellement plus bavards, ils aiment entendre le son de leur voix et sont ravis de produire leur petit effet. Après une mûre observation, Baker conclut que les geais bleus sont les plus beaux parleurs de tous les oiseaux et animaux. Voici ce qu’il raconte :
« Le geai bleu est très supérieur aux autres animaux ; mieux doué qu’eux, il a des sentiments plus affinés et plus élevés, et il sait les exprimer tous, dans un langage élégant, harmonieux et très fleuri. Quant à la facilité d’élocution, vous ne voyez jamais un geai bleu rester à court de mots. Ils lui viennent tout naturellement d’abord à l’esprit, ensuite au bout de la langue. Autre détail : j’ai observé bien des animaux, mais je n’ai jamais vu un oiseau, une vache ou aucune autre bête parler une langue plus irréprochable que le geai bleu. Vous me direz que le chat s’exprime merveilleusement. J’en conviens, mais prenez-le au moment où il entre en fureur, au moment où il se crêpe le poil avec un autre chat, au milieu de la nuit ; vous m’en direz des nouvelles, la grammaire qu’il emploie vous donnera le tétanos !
« Les profanes s’imaginent que les chats nous agacent par le tapage qu’ils font en se battant ; profonde erreur ! en réalité, c’est leur déplorable syntaxe qui nous exaspère. En revanche, je n’ai jamais entendu un geai employer un mot déplacé ; le fait est des plus rares, et quand ils se rendent coupables d’un tel méfait, ils sont aussi honteux que des êtres humains ; ils ferment le bec immédiatement et s’éloignent pour ne plus revenir.
« Vous appelez un geai un oiseau : c’est juste, car il a des plumes et n’appartient au fond à aucune paroisse ; mais à part cela, je le déclare un être aussi humain que vous et moi. Je vous en donnerai la raison : les facultés, les sentiments, les instincts, les intérêts des geais sont universels. Un geai n’a pas plus de principes qu’un député ou un ministre : il ment, il vole, il trompe, et trahit avec la même désinvolture, et quatre fois sur cinq il manquera à ses engagements les plus solennels. Un geai n’admet jamais le caractère sacré d’une parole donnée. Autre trait caractéristique : le geai jure comme un mineur. Vous trouvez déjà que les chats jurent comme des sapeurs ; mais donnez à un geai l’occasion de sortir son vocabulaire au grand complet, vous m’en direz des nouvelles : il battra le chat, haut la main, dans ce record spécial. Ne cherchez pas à me contredire : je suis trop au courant de leurs mœurs. Autre particularité : le geai bleu surpasse toute créature humaine ou divine dans l’art de gronder : il le fait simplement avec un calme, une mesure, et une pondération parfaite. Oui, monsieur, un geai vaut un homme. Il pleure, il rit, et prend des airs contrits ; je l’ai entendu raisonner, se disputer et discuter ; il aime les histoires, les potins, les scandales ; avec cela plein d’esprit, il sait reconnaître ses torts aussi bien que vous et moi. Et maintenant je vais vous raconter une histoire de geais bleus, parfaitement authentique :
« Lorsque je commençai à comprendre leur langage, il survint ici un petit incident. Le dernier homme qui habitait la région avec moi, il y a sept ans, s’en alla. Vous voyez d’ailleurs sa maison. Elle est restée vide depuis ; elle se compose d’une hutte en planches, avec une grande pièce et voilà tout ; un toit de chaume et pas de plafond. Un dimanche matin, j’étais assis sur le seuil de ma hutte, et je prenais l’air avec mon chat ; je regardais le ciel bleu, en écoutant le murmure solitaire des feuilles, et en songeant, rêveur, à mon pays natal dont j’étais privé de nouvelles depuis treize ans ; un geai bleu parut sur cette maison déserte ; il tenait un gland dans son bec, et se mit à parler : « Tiens, disait-il, je viens de me heurter à quelque chose. » Le gland tomba de son bec, roula par terre ; il n’en parut pas autrement contrarié et resta très absorbé par son idée. Il avait vu un trou dans le toit ; il ferma un œil, tourna la tête successivement des deux côtés, et essaya de voir ce qu’il y avait au fond de ce trou ; je le vis bientôt relever la tête, son œil brillait. Il se mit à battre des ailes deux ou trois fois, ce qui est un indice de grande satisfaction, et s’écria : « C’est un trou ou je ne m’y connais pas ; c’est sûrement un trou. »
« Il regarda encore ; son œil s’illumina, puis, battant des ailes et de la queue, il s’écria : « J’en ai, une veine ! C’est un trou, et un trou des mieux conditionnés. » D’un coup d’aile, il plongea, ramassa le gland et le jeta dans le trou ; sa physionomie exprimait une joie indescriptible, lorsque soudain son sourire se figea sur son bec, et fit place à une profonde stupeur : « Comment se fait-il, dit-il, que je ne l’aie pas entendu tomber ? » Il regarda de nouveau, et resta très pensif ; il fit le tour du trou en tous sens, bien décidé à percer ce mystère ; il ne trouva rien. Il s’installa alors sur le haut du toit, et se prit à réfléchir en se grattant la tête avec sa patte. « Je crois que j’entreprends là un travail colossal ; le trou doit être immense, et je n’ai pas le temps de m’amuser. »
« Il s’en alla à tire d’aile, ramassa un autre gland, le jeta dans le trou et essaya de voir jusqu’où il était tombé, mais en vain ; alors il poussa un profond soupir. « Le diable s’en mêle, dit-il, je n’y comprends plus rien, mais je ne me laisserai pas décourager pour si peu. » Il retourna chercher un gland et recommença son expérience, sans arriver à un résultat meilleur.
« C’est curieux, marmotta-t-il ; je n’ai jamais vu un trou pareil ; c’est évidemment un nouveau genre de trou. » Il commençait pourtant à s’énerver. Persuadé qu’il avait affaire à un trou ensorcelé, il secouait la tête en ronchonnant ; il ne perdit pas cependant tout espoir et ne se laissa pas aller au découragement. Il arpenta le toit de long en large, revint au trou et lui tint ce langage : « Vous êtes un trou extraordinaire, long, profond ; un trou peu banal, mais j’ai décidé de vous remplir ; j’y arriverai coûte que coûte, dussé-je peiner des années. »
Il se mit donc au travail ; je vous garantis que vous n’avez jamais vu un oiseau aussi actif sous la calotte des cieux. Pendant deux heures et demie, il ramassa et jeta des glands avec une ardeur dévorante, sans même prendre le temps de regarder où en était son ouvrage. Mais la fatigue l’envahit et il lui sembla que ses ailes pesaient cent kilos chacune. Il jeta un dernier gland et soupira : « Cette fois je veux être pendu si je ne me rends pas maître de ce trou. » Il regarda de près son travail. Vous allez me traiter de blagueur, lorsque je vous dirai que je vis mon geai devenir pâle de colère.
« Comment, s’écria-t-il, j’ai réuni là assez de glands pour nourrir ma famille pendant trente ans et je n’en vois pas la moindre trace. Il n’y a pas à en douter : si j’y comprends quelque chose, je veux que l’on m’empaille, qu’on me bourre le ventre de son et qu’on me loge au musée. » Il eut à peine la force de se traîner vers la crête du toit et de s’y poser, tant il était brisé de fatigue et de découragement. Il se ressaisit pourtant et rassembla ses esprits.
« Un autre geai passa ; l’entendant invoquer le ciel, il s’enquit du malheur qui lui arrivait. Notre ami lui donna tous les détails de son aventure. « Voici le trou, lui dit-il, et si vous ne me croyez pas, descendez vous convaincre vous-même. » Le camarade revint au bout d’un instant : « Combien avez-vous enfoui de glands là-dedans ? » demanda-t-il. — « Pas moins de deux tonneaux. »
« Le nouveau venu retourna voir, mais, n’y comprenant rien, il poussa un cri d’appel qui attira trois autres geais. Tous, réunis, procédèrent à l’examen du trou, et se firent raconter de nouveau les détails de l’histoire ; après une discussion générale leurs opinions furent aussi divergentes que celles d’un comité de notables humains réunis pour trancher d’une question grave. Ils appelèrent d’autres geais ; ces volatiles accoururent en foule si compacte que leur nombre finit par obscurcir le ciel. Il y en avait bien cinq mille ; jamais de votre vie vous n’avez entendu des cris, des querelles et un carnage semblables. Chacun des geais alla regarder le trou ; en revenant, il s’empressait d’émettre un avis différent de son prédécesseur. C’était à qui fournirait l’explication la plus abracadabrante. Ils examinèrent la maison par tous les bouts. Et comme la porte était entr’ouverte, un geai eut enfin l’idée d’y pénétrer. Le mystère fut bien entendu éclairci en un instant : il trouva tous les glands par terre. Notre héros battit des ailes et appela ses camarades : « Arrivez ! arrivez ! criait-il ; ma parole ! cet imbécile n’a-t-il pas eu la prétention de remplir toute la maison avec des glands ? » Ils vinrent tous en masse, formant un nuage bleu ; en découvrant la clef de l’énigme ils s’esclaffèrent de la bêtise de leur camarade.
« Eh bien ! monsieur, après cette aventure, tous les geais restèrent là une grande heure à bavarder comme des êtres humains. Ne me soutenez donc plus qu’un geai n’a pas l’esprit grivois ; je sais trop le contraire. Et quelle mémoire aussi ! Pendant trois années consécutives, je vis revenir, chaque été, une foule de geais des quatre coins des États-Unis : tous admirèrent le trou, d’autres oiseaux se joignirent à ces pèlerins, et tous se rendirent compte de la plaisanterie, à l’exception d’une vieille chouette originaire de Nova-Scotia. Comme elle n’y voyait que du bleu, elle déclara qu’elle ne trouvait rien de drôle à cette aventure ; elle s’en retourna, et regagna son triste logis très désappointée. »


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