mercredi 15 août 2012

Guy de Maupassant

Guy de Maupassant
Farce normande
Contes de la bécasse, V. Havard, 1894


Guy de Maupassant, Contes de la becasse, 16e edition, Paris, 1894. Source : Gallica.Cette image est dans le domaine public car son copyright a expiré.

La procession se déroulait dans le chemin creux ombragé par les grands arbres poussés sur les talus des fermes. Les jeunes mariés venaient d’abord, puis les parents, puis les invités, puis les pauvres du pays, et les gamins qui tournaient autour du défilé, comme des mouches, passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir.
Le marié était un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays. C’était, avant tout, un chasseur frénétique qui perdait le bon sens à satisfaire cette passion, et dépensait de l’argent gros comme lui pour ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils.
La mariée, Rosalie Roussel, avait été fort courtisée par tous les partis des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien dotée ; mais elle avait choisi Patu, peut-être parce qu’il lui plaisait mieux que les autres, mais plutôt encore, en Normande réfléchie, parce qu’il avait plus d’écus.
Lorsqu’ils tournèrent la grande barrière de la ferme maritale, quarante coups de fusils éclatèrent sans qu’on vît les tireurs cachés dans les fossés. A ce bruit, une grosse gaieté saisit les hommes qui gigotaient lourdement en leurs habits de fête ; et Patu, quittant sa femme, sauta sur un valet qu’il apercevait derrière un arbre, empoigna son arme, et lâcha lui-même un coup de feu en gambadant comme un poulain.
Puis on se remit en route sous les pommiers déjà lourds de fruits, à travers l’herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs gros yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu vers la noce.
Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les riches, étaient coiffés de hauts chapeaux de soie luisants, qui semblaient dépaysés en ce lieu ; les autres portaient d’anciens couvre-chefs à poils longs, qu’on aurait dits en peau de taupe ; les plus humbles étaient couronnés de casquettes.
Toutes les femmes avaient des châles lâchés dans le dos, et dont elles tenaient les bouts sur leurs bras avec cérémonie. Ils étaient rouges, bigarrés, flamboyants, ces châles ; et leur éclat semblait étonner les poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les pigeons sur les toits de chaume.
Tout le vert de la campagne, le vert de l’herbe et des arbres, semblait exaspéré au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi.
La grande ferme paraissait attendre là-bas, au bout de la voûte des pommiers. Une sorte de fumée sortait de la porte et des fenêtres ouvertes et une odeur épaisse de mangeaille s’exhalait du vaste bâtiment, de toute ses ouvertures, des murs eux-mêmes.
Comme un serpent, la suite des invités s’allongeait à travers la cour. Les premiers, atteignant la maison, braisaient la chaîne, s’éparpillaient, tandis que là-bas il en entrait toujours par la barrière ouverte. Les fossés maintenant étaient garnis de gamins et de pauvres curieux ; et les coups de fusil ne cessaient pas, éclatant de tous les côtés à la fois, mêlant à l’air une buée de poudre et cette odeur qui grise comme de l’absinthe.
Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour en faire tomber la poussière, dénouaient les oriflammes qui servaient de rubans à leurs chapeaux, défaisaient leurs châles et les posaient sur leurs bras, puis entraient dans la maison pour se débarrasser définitivement de ces ornements.
La table était mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent personnes.
On s’assit à deux heures. A huit heures on mangeait encore. Les hommes engloutissaient comme des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et doré, dans les grands verres, à côté du vin coloré, du vin sombre, couleur de sang.
Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec un verre d’eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la folie dans les têtes.
De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait jusqu’aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim nouvelle aux dents.
Les fermières, écarlates, oppressées, les corsages tendus comme des ballons, coupées en deux par le corset, gonflées du haut et du bas, restaient à table par pudeur. Mais une d’elles, plus gênée, étant sortie, toutes alors se levèrent à la suite. Elles revenaient plus joyeuses, prêtes à rire. Et les lourdes plaisanteries commencèrent.
C’étaient des bordées d’obscénités lâchées à travers la table, et toutes sur la nuit nuptiale. L’arsenal de l’esprit paysan fut vidé. Depuis cent ans, les mêmes grivoiseries servaient aux mêmes occasions, et, bien que chacun les connût, elles portaient encore, faisaient partir en un rire retentissant les deux enfilées de convives.
Un vieux à cheveux gris appelait : "Les voyageurs pour Mézidon en voiture". Et c’étaient des hurlements de gaieté.
Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, préparaient des farces aux mariés, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils trépignaient en chuchotant.
L’un d’eux, soudain, profitant d’un moment de calme, cria :
— C’est les braconniers qui vont s’en donner c’te nuit, avec la lune qu’y a !… Dis donc, Jean, c’est pas c’te lune-là qu’tu guetteras, toi ?
Le marié, brusquement, se tourna :
— Qu’i z’y viennent, les braconniers !
Mais l’autre se mit à rire :
— Ah ! i peuvent y venir ; tu quitteras pas ta besogne pour ça !
Toute la tablée fut secouée par la joie. Le sol en trembla, les verres vibrèrent.
Mais le marié, à l’idée qu’on pouvait profiter de sa noce pour braconner chez lui, devint furieux :
— J’te dis qu’ça : qui z’y viennent !
Alors ce fut une pluie de polissonneries à double sens qui faisaient un peu rougir la mariée, toute frémissante d’attente. Puis, quand on eut bu des barils d’eau-de-vie, chacun partit se coucher ; et les jeunes époux entrèrent en leur chambre, située au rez-de-chaussée, comme toutes les chambres de ferme ; et, comme il y faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fenêtre et fermèrent l’auvent. Une petite lampe de mauvais goût, cadeau du père de la femme, brûlait sur la commode ; et le lit était prêt à recevoir le couple nouveau, qui ne mettait point à son premier embrassement tout le cérémonial des bourgeois dans les villes.
Déjà la jeune femme avait enlevé sa coiffure et sa robe, et elle demeurait en jupon, délaçant ses bottines, tandis que
Jean achevait un cigare, en regardant de coin sa compagne.
Il la guettait d’un œil luisant, plus sensuel que tendre ; car il la désirait plutôt qu’il ne l’aimait ; et, soudain, d’un mouvement brusque, comme un homme qui va se mettre à l’ouvrage, il enleva son habit.
Elle avait défait ses bottines, et maintenant elle retirait ses bas, puis elle lui dit, le tutoyant depuis l’enfance : "Va te cacher là-bas, derrière les rideaux, que j’me mette au lit".
Il fit mine de refuser, puis il y alla d’un air sournois, et se dissimula, sauf la tête. Elle riait, voulait envelopper ses yeux, et ils jouaient d’une façon amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans gêne.
Pour finir il céda ; alors, en une seconde, elle dénoua son dernier jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds et s’aplatit en rond par terre. Elle l’y laissa, l’enjamba, nue sous la chemise flottante et elle se glissa dans le lit, dont les ressorts chantèrent sous son poids.
Aussitôt il arriva, déchaussé lui-même, en pantalon, et il se courbait vers sa femme, cherchant ses lèvres qu’elle cachait dans l’oreiller, quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des Râpées, lui sembla-t-il.
Il se redressa inquiet, le cœur crispé, et, courant à la fenêtre, il décrocha l’auvent.
La pleine lune baignait la cour d’une lumière jaune. L’ombre des pommiers faisait des taches sombres à leur pied ; et, au loin, la campagne, couverte de moissons mûres, luisait.
Comme Jean s’était penché au dehors, épiant toutes les rumeurs de la nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et sa femme le tirant en arrière, murmura : « Laisse donc, qu’est-ce ça fait, viens-t’en ».
Il se retourna, la saisit, l’étreignit, la palpant sous la toile légère ; et, l’enlevant dans ses bras robustes, il l’emporta vers leur couche.
Au moment où il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une nouvelle détonation, plus proche celle-là, retentit.
Alors Jean, secoué d’une colère tumultueuse, jura : « Nom de D… ! ils croient que je ne sortirai pas à cause de toi ?… Attends, attends ! ». Il se chaussa, décrocha son fusil toujours pendu à portée de sa main, et, comme sa femme se traînait à ses genoux et le suppliait, éperdue, il se dégagea vivement, courut à la fenêtre et sauta dans la cour.
Elle attendit une heure, deux heures, jusqu’au jour. Son mari ne rentra pas. Alors elle perdit la tête, appela, raconta la fureur de Jean et sa course après les braconniers.
Aussitôt les valets, les charretiers, les gars partirent à la recherche du maître.
On le retrouva à deux lieues de la ferme, ficelé des pieds à la tête, à moitié mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte à l’envers, avec trois lièvres trépassés autour du cou et une pancarte sur la poitrine :
« Qui va à la chasse, perd sa place ».
Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d’épousailles, il ajoutait : « Oh ! pour une farce ! c’était une bonne farce. Ils m’ont pris dans un collet comme un lapin, les salauds, et ils m’ont caché la tête dans un sac. Mais si je les tâte un jour, gare à eux ! »
Et voilà comment on s’amuse, les jours de noce, au pays normand.

Buste de Guy de Maupassant par Raoul Verlet, parc Monceau, Paris 8e.Attribution:Enguerrant/Wikimédia Commons

Bisous à tous

samedi 11 août 2012

Pline l'Ancien

Pline l'Ancien, Histoire Naturelle
(23-79 après Jésus-Christ)

L. (XXXII.) [1] Les cerfs, bien que ce soient les plus doux des animaux, ont aussi leur malice. Pressés par les meutes, ils se réfugient spontanément vers l'homme. Au moment de mettre bas, les biches évitent moins les sentiers frayés par les hommes que les solitudes fréquentées des bêtes féroces. Elles conçoivent après le lever de la constellation d 'Arcturus (XVIII, 74). Elles mettent bas au bout de huit mois, quelquefois deux petits. Elles quittent les mâles après la conception ; ceux-ci délaissés sont en proie aux fureurs du rut; ils fouillent la terre: c'est alors que leurs museaux noircissent, teinte qui dure jusqu'a ce que les pluies la fassent disparaître. Les femelles, avant de mettre bas, se purgent avec une certaine herbe nommée seseli (XX, 18), ce qui rend le part plus facile; après avoir mis bas, elles broutent deux herbes appelées aros (arum maculatum L.), et seseli, et retournent vers leurs petits, voulant, quelle qu'en soit la cause, que le premier lait qu'ils sucent soit pénétré du suc de ces plantes.

Fresque macédonienne d'inspiration hellénistique, de la fin du IVe siècle av. J.-C., musée archéologique de Pella, signée « fait par Gnosis ». La chasse aux grands cervidés est ancienne. Bien avant l'invention du fusil, elle a été grandement facilitée par le dressage de chiens de chasse.Source: www.macedonian-heritage.gr/HellenicMacedonia/en/img_B1233a.html Cette image est dans le domaine public car son copyright a expiré.

[2] Elles exercent leurs petits à la course, leur apprennent à fuir, les conduisent dans des lieux abruptes, et leur enseignent à sauter. Les mâles, délivrés des ardeurs du rut, courent avidement aux pacages; quand ils se sentent un excès d'embonpoint, ils cherchent la retraite, à cause de l'incommodité qu'il leur cause. Au reste, ils prennent toujours des temps de repos dans leur fuite, et s'arrêtent pour regarder derrière eux; quand on en approche, ils se remettent à courir. Cela provient de la douleur qu'ils éprouvent à leurs intestins, si faibles, qu'il suffit d'un coup léger pour en causer la rupture à l'intérieur.

Red deer from Svenska Familj-Journalen 1868 This image comes from the Swedish journal Svenska Familj-Journalen (1864-1887). The copyrights for that journal have expired and this image is in the public domain.

[3] Ils fuient dès qu'ils entendent les aboiements des chiens, en se tenant sous le vent, afin que l'odeur de leur piste s'en aille avec eux. Ils écoutent avec plaisir le chalumeau des bergers et leurs chants : quand ils dressent les oreilles, leur ouïe est très fine; ils sont sourds quand ils les baissent. Du reste, c'est un animal simple et qui s'étonne de tout; à tel point qu'un cheval ou une génisse s'approchant, il ne voit pas le dessein qui le poursuit, ou, le voyant, il contemple l'arc et les flèches.

En Asie, les bois et velours font partie de la pharmacopée traditionnelle (Image des archives allemandes, Tibet, 1938)Attribution: Bundesarchiv, Bild 135-KB-17-041 / CC-BY-SA

[4] Les cerfs traversent les mers à la nage, en formant une longue file; ils mettent leur tête sur la croupe de celui qui est devant, et chacun va à son tour à l'arrière-garde. On observe surtout cette manière de nager chez ceux qui vont de Cilicie en l'île de Chypre. Ils ne voient pas la terre, mais ils la sentent, et c'est ce qui les guide. Les mâles ont des cornes, et seuls de tous les animaux ils les perdent annuellement à une époque déterminée du printemps; aussi, au moment de les perdre, se retirent-ils dans les solitudes les plus inaccessibles. Après les avoir perdues, ils se tiennent cachés comme s'ils étaient désarmés; mais eux aussi nous envient les avantages que nous en pourrions retirer. On assure que leur corne droite ne se trouve pas, étant douée de quelque propriété médicamenteuse; et cela est d'autant plus étonnant, il faut en convenir, qu'ils sont sujets à la mue annuelle, même dans les parcs : on pense qu'ils l'enfouissent.

Deers hunted down by Ernst von Eschwege in 1918.between 1918 and 1935 Source: pictured by Leonid Penner on 25.05.2010 Auteur: Painter is most probably Ernst von Eschwege, but could be Elmar von Eschwege, too Cette œuvre est dans le domaine public car son copyright a expiré.

[5] L'odeur que répand l'une ou l'autre de ces cornes brutes met en fuite les serpents, et fait reconnaître les personnes sujettes à l'épilepsie (34). L'âge des cerfs est indiqué par leur bois; chaque année, il s'y ajoute un andouiller jusqu'à six ans; à partir de cette époque, le bois repousse sans changement, et ne peut plus servir à faire discerner leur âge : mais leur vieillesse se connaît aux dents; les siens n'en ont que peu, ou n'en ont point. Ils n'ont pas non plus à la partie inférieure du bois certaines dagues qui s'avancent ordinairement sur le front des jeunes. Chez les cerfs châtrés, le bois ne tombe pas et ne pousse pas non plus.

La tapisserie aux cerfs ailés de Charles VII, représentant le retour de la Normandie et de la Guyenne à la couronne de France à l'issue de la guerre de Cent Ans. Auteur de la photo: Katepanomegas Cette image est dans le domaine public car son copyright a expiré.

[6] Le bois repousse par deux tubercules, et est semblable d'abord à de la peau sèche; il croît par des tiges tendres, revêtues d'un duvet doux, comme des têtes de roseau. Les cerfs, tant qu'ils n'ont pas leur bois, ne vont au pâturage que la nuit; à mesure qu'il croît, ils l'endurcissent à la chaleur du soleil, et l'essayent de temps en temps contre les arbres; quand il leur semble assez dur, ils se montrent au grand jour. On en a pris qui portaient dans leur bois du lierre verdoyant; ce lierre, implanté pendant qu'Ils frottaient leur bols tendre encore contre les arbres pour l'essayer, y avait pris racine comme sur un végétal.

Le cerf (ici par Carl Friedrich Deiker, en 1875) fait partie des animaux qui ont inspiré un grand nombre de d'artistesSource UB Düsseldorf, http://nbn-resolving.de/urn:nbn:de:hbz:061:2-437 Cette image est dans le domaine public car son copyright a expiré.

[7] On en trouve qui sont blancs, comme fut, dit-on, la biche de Q. Sertorius, lequel avait persuadé aux nations espagnoles qu'elle rendait des oracles. Le cerf est aussi en hostilité avec les serpents (XXVIII, 9 et 42); il cherche les cavernes de ces reptiles, et, par le souffle de ses narines, il les force à en sortir; aussi l'odeur de la corne de cerf brûlée a une vertu singulière pour chasser les serpents. Quant aux morsures de ces reptiles, le meilleur remède est la présure d'un faon tué dans le ventre de sa mère. La longévité des cerfs est un fait reconnu. Quelques-uns ont été pris, au bout de cent ans, avec des colliers d'or qu'Alexandre le Grand leur avait fait mettre, et qui étaient cachés sons les plis de la peau, à cause de l'embonpoint que ces animaux avaient acquis.

Panneaux extérieurs du diptyque de Wilton, vers 1395-1399, National Gallery, Londres Cette image est dans le domaine public car son copyright a expiré.

[8] Le cerf n'éprouve pas les maladies rebelles, et même il en préserve : en effet, nous savons que quelques dames d'un rang illustre avaient naguère l'habitude de manger de la chair de cerf tous les matins, et furent exemptes de la fièvre pendant une longue vie. On pense que cette propriété n'est sûre que quand l'animal a été tué d'un seul coup. (XXXIII.) A la même espèce que le cerf appartient un animal qui n'en diffère que par la barbe et les poils des épaules, et qu'on appelle tragélaphe (35); on ne le trouve que sur les bords du Phase.


J'espère que vous aurez aimé autant que moi. Bisous à tous


jeudi 9 août 2012

Mark Twain Un chien à l'église

Mark Twain
Les aventures de Tom Sawyer

Portrait de Mark Twain 1890 painting by James Carroll Beckwith (1852-1917) Cette image est dans le domaine public car son copyright a expiré.

Un chien à l’Église

Après le chant du cantique, le Révérend Sprague se retourna et lut une liste interminable « d’annonces », de réunions, d’assemblées, de conférences, selon le curieux usage qui se perpétue en Amérique, et qui subsiste même dans les grandes villes où les nouvelles sont données dans tous les journaux.
Cela fait, le ministre du Seigneur se mit à prier ; il formula une invocation longue et généreuse qui embrassait l’Univers entier, appelant les bénédictions du ciel sur l’Église, les petits enfants, les autres églises de la localité, le village, le comté, l’État, les officiers ministériels de l’État, les États-Unis, les églises des États-Unis, le congrès, le président, les officiers du gouvernement, les pauvres marins ballottés par les flots, les millions d’opprimés qui souffrent de la tyrannie des monarques européens et du despotisme oriental ; il pria pour ceux qui reçoivent la Lumière et la Bonne Parole, mais qui n’ont ni yeux ni oreilles pour voir et comprendre ; pour les pauvres païens des îles perdues de l’océan, et il termina en demandant que sa prédication porte ses fruits et que ses paroles sèment le bon grain dans un sol fertile capable de donner une opulente moisson. Amen.
Il y eut alors un froufrou de robes, et l’assemblée, debout pour la prière, s’assit. Le jeune homme à qui nous devons ce récit ne s’associait nullement à ces exercices de piété ; il se contentait de faire acte de présence… et prêtait une attention des plus médiocres à l’office qui se déroulait. Il était rebelle à la dévotion, et comme il ne suivait la prière que d’une oreille distraite, connaissant par le menu le programme du pasteur, il écoutait de l’autre les bruits étrangers à la cérémonie. Au milieu de la prière une mouche s’était posée sur le banc devant lui, il s’absorba dans la contemplation de ses mouvements ; il la regarda se frotter les pattes de devant, se gratter la tête avec ces mêmes pattes, et la faire reluire comme un parquet ciré ; elle se frottait ensuite les ailes et les astiquait comme si elles eussent été des pans d’habit ; toute cette toilette se passait très simplement, et sans la moindre gêne ; la mouche évidemment se sentait en parfaite sécurité. Et elle l’était en effet, car, bien que Tom mourût d’envie de la saisir, il n’osa pas, convaincu qu’il perdrait irrémédiablement son âme, s’il commettait une action pareille pendant la prière. Mais à peine l’« Amen » fut-il prononcé, Tom avança sa main lentement et s’empara de la mouche.

Édition américaine de 1876. Gutemberg.org True Williams (1839-1897) Cette image est dans le domaine public car son copyright a expiré.

Sa tante, qui vit le mouvement, lui fit lâcher prise.
Le pasteur commença son prêche et s’étendit si longuement sur son sujet que peu à peu les têtes tombèrent ; Dieu sait pourtant que la conférence était palpitante d’intérêt, car il promettait la récompense finale à un nombre d’élus si restreint qu’il devenait presque inutile de chercher à atteindre le but.
Tom compta les pages du sermon ; en sortant de l’église il ne se doutait même pas du sujet du prêche, mais il en connaissait minutieusement le nombre des feuillets. Cependant cette fois-ci il prit plus d’intérêt au discours. Le ministre esquissa un tableau assez pathétique de la fin du monde, à ce moment suprême où le lion et l’agneau couchés côte à côte se laisseront guider par un enfant. Mais la leçon, la conclusion morale à tirer de cette description grandiose ne frappèrent pas le jeune auditeur ; il ne comprit pas le symbole de cette image, et se confina dans un réalisme terre à terre ; sa physionomie s’illumina et il rêva d’être cet enfant, pour jouer avec ce lion apprivoisé.
Mais lorsque les conclusions arides furent tirées, son ennui reprit de plus belle. Tout d’un coup, une idée lumineuse lui traversa l’esprit ; il se rappela qu’il possédait dans sa poche une boîte qui renfermait un trésor : un énorme scarabée noir à la mâchoire armée de pinces puissantes. Dès qu’il ouvrit la boîte, le scarabée lui pinça vigoureusement le doigt ; l’enfant répondit par une chiquenaude vigoureuse ; le scarabée se sauva et tomba sur le dos, pendant que l’enfant suçait son doigt. Le scarabée restait là, se débattant sans succès sur le dos. Tom le couvait des yeux, mais il était hors de son atteinte.

Exemple d'une ville sur le Mississippi, dans l'État du Missouri Source: Transferred from en.wikipedia; Transfer was stated to be made by User:A. Balet.Auteur: Original uploader was Americasroof at en.wikipedia Cette image est dans le domaine public car son copyright a expiré.

D’autres fidèles, peu absorbés par le sermon, trouvèrent un dérivatif dans ce léger incident et s’intéressèrent au scarabée. Sur ces entrefaites, un caniche entra lentement, l’air triste et fatigué de sa longue réclusion ; il guettait une occasion de se distraire ; elle se présenta à lui sous la forme du scarabée ; il le fixa du regard en remuant la queue. Il se rapprocha de lui en le couvant des yeux comme un tigre qui convoite sa proie, le flaira à distance, se promena autour de lui, et s’enhardissant, il le flaira de plus près ; puis, relevant ses babines épaisses, il fit un mouvement pour le happer, mais il le manqua. Le jeu lui plaisait évidemment, car il recommença plusieurs fois, plus doucement ; petit à petit il approcha sa tête, et toucha l’ennemi avec son museau, mais le scarabée le pinça ; un cri aigu de douleur retentit dans l’église pendant que le scarabée allait s’abattre un peu plus loin, toujours sur le dos, les pattes en l’air.

Illustrations de The Adventures of Tom Sawyer, 1876. Gutemberg.org True Williams (1839-1897) Author died more than 70 years ago - public domain

Les fidèles qui observaient le jeu du chien se mirent à rire, en se cachant derrière leurs éventails ou leurs mouchoirs ; Tom exultait de bonheur. Le caniche avait l’air bête et devait se sentir idiot, mais il gardait surtout au cœur un sentiment de vengeance. Se rapprochant du scarabée, il recommença la lutte, cabriolant de tous les côtés, le poursuivant, cherchant à le prendre avec ses pattes ou entre ses dents ; mais ne parvenant pas à son but, il se lassa, s’amusa un instant d’une mouche, d’une demoiselle, puis d’une fourmi, et abandonna la partie, découragé de n’arriver à rien. Enfin, d’humeur moins belliqueuse, il se coucha… sur le scarabée. On entendit un cri perçant, et on vit le caniche courir comme un fou dans toute l’église, de la porte à l’autel, de l’autel vers les bas-côtés ; plus il courait, plus il hurlait. Enfin, fou de douleur il vint se réfugier sur les genoux de son maître, qui l’expulsa honteusement par la porte ; sa voix se perdit bientôt dans le lointain.
Pendant ce temps, l’assistance étouffait ses rires et le pasteur s’interrompit au milieu de son discours. Il le reprit ensuite tant bien que mal en cherchant ses mots, mais dut renoncer à produire le moindre effet sur l’auditoire ; le recueillement des fidèles s’était évanoui, les plus graves conseils du pasteur étaient reçus par eux avec une légèreté mal dissimulée et très peu édifiante.
Lorsque la cérémonie fut terminée, et la bénédiction donnée, chacun se sentit heureux et soulagé.
Tom Sawyer rentra chez lui très satisfait, pensant qu’après tout le service divin avait du bon, lorsque de légères distractions venaient l’agrémenter. Une seule chose le contrariait : il admettait bien que le chien se fût amusé avec son scarabée, mais il avait vraiment abusé de la permission en le faisant s’envoler par la fenêtre.


Cover of the New York World, Christmas 1899, featuring a story by Mark Twain Domaine publique

Bisous à tous

mercredi 1 août 2012

William Chapman Les Fleurs de givre

William Chapman — Les Fleurs de givre
L’Année canadienne
Août

Le soleil est toujours brûlant ; et les blés d’or,
Autour des seuils, au bord des eaux, le long des sentes,
Au souffle assoupissant du fiévreux Thermidor
Balancent tristement leurs ondes languissantes.

Avec les blés les fruits, déjà mûrs, charment l’œil.
L’ombreux verger rougeoie, et le pré chaud rayonne.
Notre terre féconde étale avec orgueil
Tous les dons de Cérès, tous les dons de Pomone.

Le soleil est toujours brûlant ; mais les campeurs
S’ébattent dans les flots de l’aurore aux étoiles.
Et le Soir, dans les plis transparents de ses voiles,
Nous apporte parfois d’enivrantes fraîcheurs.

La rosée à foison choit des blanches nuées
Sur les gazons roussis ; et, belle d’abandon,
Mainte femme alanguie, accoudée au balcon,
Livre au vent de la nuit ses tresses dénouées.

Tous les amusements ont fuit de la cité.
De Vaudreuil à Gaspé le Plaisir nous allèche,
Nous prodigue les bains, les régates, la pêche,
Le gazouillis des eaux, l’air et la liberté.

Le soleil est toujours brûlant ; mais de nos rives
Et de nos monts altiers, en de bruyants essaims,
Les touristes cossus des grands États voisins
Animent les hôtels, les bosquets, les eaux vives.

Et, pendant qu’assoiffés de frais, de gais flâneurs
S’en vont, sous le feuillage ombreux, manger sur l’herbe,
Revenus de leurs champs glanés, des moissonneurs,
Joyeux, le rye en main, mouillent la grosse gerbe.