dimanche 26 février 2012

Hans le Balourd Andersen


Hans le Balourd Conte d'Andersen

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Il y avait dans la campagne un vieux manoir et, dans ce manoir, un vieux seigneur qui avait deux fils si pleins d'esprit qu'avec la moitié ils en auraient déjà eu assez. Ils voulaient demander la main de la fille du roi mais ils n'osaient pas car elle avait fait savoir qu'elle épouserait celui qui saurait le mieux plaider sa cause. 
Les deux garçons se préparèrent pendant huit jours - ils n'avaient pas plus de temps devant eux -, mais c'était suffisant car ils avaient des connaissances préalables fort utiles. L'un savait par cœur tout le lexique latin et trois années complètes du journal du pays, et cela en commençant par le commencement ou en commençant par la fin ; l'autre avait étudié les statuts de toutes les corporations et appris tout ce que devait connaître un maître juré, il pensait pouvoir discuter de l'État et, de plus, il s'entendait à broder les harnais car il était fin et adroit de ses mains. 
- J'aurai la fille du roi, disaient-ils tous les deux. 
Leur père donna à chacun d'eux un beau cheval, noir comme le charbon pour celui à la mémoire impeccable, blanc comme neige pour le maître en sciences corporatives et broderie, puis ils se graissèrent les commissures des lèvres avec de l'huile de foie de morue pour rendre leur parole plus fluide. Tous les domestiques étaient dans la cour pour les voir monter à cheval quand soudain arriva le troisième frère - ils étaient trois, mais le troisième ne comptait absolument pas, il n'était pas instruit comme les autres, on l'appelait Hans le Balourd. 
- Où allez-vous ainsi en grande tenue ? demanda-t-il. 
- A la cour, gagner la main de la princesse par notre conversation. Tu n'as pas entendu ce que le tambour proclame dans tout le pays ? 
Et ils le mirent au courant. 
- Parbleu ! il faut que j'en sois ! fit Hans le Balourd. 
Ses frères se moquèrent de lui et partirent. 
- Père, donne-moi aussi un cheval, cria Hans le Balourd, j'ai une terrible envie de me marier. Si la princesse me prend, c'est bien, et si elle ne me prend pas, je la prendrai quand même. 
- Bêtises, fit le père, je ne te donnerai pas de cheval, tu ne sais rien dire, tes frères, eux, sont gens d'importance. 
- Si tu ne veux pas me donner de cheval, répliqua Hans le Balourd, je monterai mon bouc, il est à moi et il peut bien me porter. 
Et il se mit à califourchon sur le bouc, l'éperonna de ses talons et prit la route à toute allure. Ah ! comme il filait ! 
- J'arrive, criait-il. 
Et il chantait d'une voix claironnante. Les frères avançaient tranquillement sur la route sans mot dire, ils pensaient aux bonnes réparties qu'ils allaient lancer, il fallait que ce soit longuement médité. 
- Holà ! holà ! criait Hans, me voilà ! Regardez ce que j'ai trouvé sur la route. 
Et il leur montra une corneille morte qu'il avait ramassée. 
- Balourd ! qu'est-ce que tu vas faire de ça ? 
- Je l'offrirai à la fille du roi. 
- C'est parfait ! dirent les frères. 
Et ils continuèrent leur route en riant. 
- Holà ! holà ! voyez ce que j'ai trouvé maintenant ! Ce n'est pas tous les jours qu'on trouve ça sur la route. 
Les frères tournèrent encore une fois la tête. 
- Balourd ! c'est un vieux sabot dont le dessus est parti. Est-ce aussi pour la fille du roi ? 
- Bien sûr ! dit Hans. 

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Et les frères de rire et de prendre une grande avance. 
- Holà ! holà ! ça devient de plus en plus beau ! Holà ! c'est merveilleux ! 
- Qu'est-ce que tu as encore trouvé ? 
- Oh ! elle va être joliment contente, la fille du roi ! 
- Pfuu ! mais ce n'est que de la boue qui vient de jaillir du fossé ! 
- Oui, oui, c'est ça, et de la plus belle espèce, on ne peut même pas la tenir dans la main. 
Là-dessus il en remplit sa poche. Les frères chevauchèrent à bride abattue et arrivèrent avec une heure d'avance aux portes de la ville. Là, les prétendants recevaient l'un après l'autre un numéro et on les mettait en rang six par six, si serrés qu'ils ne pouvaient remuer les bras et c'était fort bien ainsi, car sans cela ils se seraient peut-être battus rien que parce que l'un était devant l'autre. Tous les autres habitants du pays se tenaient autour du château, juste devant les fenêtres pour voir la fille du roi recevoir les prétendants. A mesure que l'un d'eux entrait dans la salle, il ne savait plus que dire. 
- Bon à rien, disait la fille du roi, sortez ! 
Vint le tour du frère qui savait le lexique par cœur, mais il l'avait complètement oublié pendant qu'il faisait la queue. Le parquet craquait et le plafond était tout en glace, de sorte qu'il se voyait à l'envers marchant sur la tête. A chaque fenêtre se tenaient trois secrétaires-journalistes et un maître juré (surveillant) qui inscrivaient tout ce qui se disait afin que cela paraisse aussitôt dans le journal que l'on vendait au coin pour deux sous. C'était affreux. De plus, on avait chargé le poêle au point qu'il était tout rouge. 

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- Quelle chaleur ! disait le premier des frères. 
- C'est parce qu'aujourd'hui mon père rôtit des poulets, dit la fille du roi. 
Euh ! le voilà pris, il ne s'attendait pas à ça. Il aurait voulu répondre quelque chose de drôle et ne trouvait rien. Euh ! ... 
- Bon à rien. Sortez ! 
L'autre frère entra. 
- Il fait terriblement chaud ici, commença-t-il ... 
- Oui, nous rôtissons des poulets aujourd'hui. 
- Comment ? Quoi ? Quoi ? dit-il. 
Et tous les journalistes écrivaient : «Comment ? quoi ? quoi ?» 
- Bon à rien ! Sortez ! 
Vint le tour de Hans le Balourd. Il entra sur son bouc jusqu'au milieu de la salle. 
- Quelle fournaise ! dit-il. 
- Oui, nous rôtissons des poulets aujourd'hui. 
- Quelle chance ! fit Hans le Balourd, alors je pourrai sans doute me faire rôtir une corneille. 
- Mais bien sûr dit la princesse, mais as-tu quelque chose pour la faire rôtir, car moi je n'ai ni pot ni poêle. 
- Et moi j'en ai, dit Hans, voilà une casserole cerclée d'étain. 
Et il sortit le vieux sabot et posa la corneille au milieu. 
- Voilà tout un repas, dit la fille du roi, mais où prendrons-nous la sauce? 
- Dans ma poche, dit Hans le Balourd. J'en ai tant que je veux ! 
Et il fit couler un peu de boue de sa poche. 
- Ça, ça me plaît ! dit la fille du roi. Toi, tu as réponse à tout et tu sais parler et je te veux pour époux. Mais sais-tu que chaque mot que nous avons dit paraîtra demain matin dans le journal ? 
A chaque fenêtre se tiennent trois secrétaires-journalistes et un vieux maître juré (surveillant) et ce vieux-là est pire encore que les autres car il ne comprend rien de rien. Elle disait cela pour lui faire peur. Tous les secrétaires-journalistes, par protestation, firent des taches d'encre sur le parquet. 
-Voilà du beau monde ! dit Hans le Balourd. Je vois qu'il faut que je m'en mêle et que je donne à leur patron tout ce que j'ai de mieux. 
Il retourna sa poche et lança au maître juré le reste de la boue en pleine figure. 
- Ça, c'est du beau travail ! dit la princesse, je n'en aurais pas fait autant ... Mais j'apprendrai à mon tour à les traiter comme ils le méritent. 
C'est ainsi que Hans le Balourd devint roi, il eut une femme et une couronne et s'assit sur un trône et c'est le journal qui nous en informa... mais peut-on vraiment se fier aux journaux ? 

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mercredi 22 février 2012

La Chanson de Roland

Huit etapes de La Chanson de Roland en une image St. Petersburg, Ms. Hermitage. fr. 88: Grandes Chroniques de France (Niederl. Burgund, Mitte 15. Jh., Exemplar Philipps des Guten), folio. 154v Original uploader was Sigune at de.wikipedia This image is in the public domain.


La Chanson de Roland • Édition classique de Léon Gautier
Deuxième partie – La Mort de Roland (Extrait)


CLXXIII
Roland frappe une seconde fois au perron de sardoine ;L’acier grince : il ne rompt pas, il ne s’ébrèche point.Quand le comte s’aperçoit qu’il ne peut briser son épée,En dedans de lui-même il commence à la plaindre :« Ô ma Durendal, comme tu es claire et blanche !« Comme tu luis et flamboies au soleil !« Je m’en souviens : Charles était aux vallons de Maurienne,« Quand Dieu, du haut du ciel, lui manda par un ange« De te donner à un vaillant capitaine.« C’est alors que le grand, le noble roi la ceignit à mon côté...« Avec elle je lui conquis l’Anjou et la Bretagne ;« Je lui conquis le Poitou et le Maine ;« Je lui conquis la libre Normandie ;« Je lui conquis Provence et Aquitaine,« La Lombardie et toute la Romagne ;« Je lui conquis la Bavière et les Flandres,« Et la Bulgarie et la Pologne« Constantinople qui lui rendit hommage,« Et la Saxe qui se soumit à son bon plaisir ;« Je lui conquis Écosse, Galles, Irlande« Et l’Angleterre, son domaine privé.« En ai-je assez conquis de pays et de terres,« Que tient Charles à la barbe chenue !« Et maintenant j’ai grande douleur à cause de cette épée.« Plutôt mourir que de la laisser aux païens !« Que Dieu n’inflige point cette honte à la France ! » CLXXIV
Pour la troisième fois, Roland frappe sur une pierre bise :Plus en abat que je ne saurais dire.L’acier grince ; il ne rompt pas :L’épée remonte en amont vers le ciel.Quand le comte s’aperçoit qu’il ne la peut briser,Tout doucement il la plaint en lui-même :« Ma Durendal, comme tu es belle et sainte !« Dans ta garde dorée il y a assez de reliques :« Une dent de saint Pierre, du sang de saint Basile.« Des cheveux de monseigneur saint Denis,« Du vêtement de la Vierge Marie.« Non, non, ce n’est pas droit que païens te possèdent !« Ta place est seulement entre des mains chrétiennes.« Plaise à Dieu que tu ne tombes pas entre celles d’un lâche !« Combien de terres j’aurai par toi conquises,« Que tient Charles à la barbe fleurie,« Et qui sont aujourd’hui la richesse de l’Empereur ! »
CLXXV
Roland sent que la mort l’entreprendEt qu’elle lui descend de la tête sur le cœur.Il court se jeter sous un pin ;Sur l’herbe verte il se couche face contre terre ;Il met sous lui son olifant et son épée,Et se tourne la tête du côté des païens.Et pourquoi le fait-il ? Ah ! c’est qu’il veutFaire dire à Charlemagne et à toute l’armée des Francs,Le noble comte, qu’il est mort en conquérant.Il bat sa coulpe, il répète son Mea culpa.Pour ses péchés, au ciel il tend son gant...
CLXXVI
Roland sent bien que son temps est fini.Il est là au sommet d’un pic qui regarde l’Espagne ;D’une main il frappe sa poitrine :« Mea culpa, mon Dieu, et pardon au nom de ta puissance,« Pour mes péchés, pour les petits et pour les grands,« Pour tous ceux que j’ai faits depuis l’heure de ma naissance« Jusqu’à ce jour où je suis parvenu. »Il tend à Dieu le gant de sa main droite,Et voici que les Anges du ciel s’abattent près de lui. CLXXVII
Il est là gisant sous un pin, le comte Roland ;Il a voulu se tourner du côté de l’Espagne.Il se prit alors à se souvenir de plusieurs choses :De tous les royaumes qu’il a conquis,Et de douce France, et des gens de sa famille,Et de Charlemagne, son seigneur qui l’a nourri ;Il ne peut s’empêcher d’en pleurer et de soupirer.Mais il ne veut pas se mettre lui-même en oubli,Et, de nouveau, réclame le pardon de Dieu :« Ô notre vrai Père, dit-il, qui jamais ne mentis,« Qui ressuscitas saint Lazare d’entre les morts« Et défendis Daniel contre les lions,« Sauve, sauve mon âme et défends-la contre tous périls,« À cause des péchés que j’ai faits en ma vie. »Il a tendu à Dieu le gant de sa main droite :Saint Gabriel l’a reçu.Alors sa tête s’est inclinée sur son bras,Et il est allé, mains jointes, à sa fin.Dieu lui envoie un de ses anges chérubinsEt saint Michel du Péril.Saint Gabriel est venu avec eux :L’âme du comte est emportée au Paradis...

Bataille de Roncevaux en 778. Mort de Roland Grandes Chroniques de France, enluminées par Jean Fouquet, Tours, vers 1455-1460 Paris, BnF, département des Manuscrits, Français 6465, fol. 113 (Cinquième Livre de Charlemagne). Bataille de Roncevaux en 778 (en arrière-plan à gauche) : Au retour de l'expédition d'Espagne, l'arrière-garde de l'armée de Charlemagne, conduite par Roland, est attaquée par les sarrasins dans la vallée de Roncevaux. Mort de Roland : Le neveu de Charlemagne, Roland, comte de la Marche de Bretagne, gît sur l'herbe. Auprès de lui, son frère Baudouin se lamente avant de prendre l'olifant et l'épée Durandal de Roland pour les porter à l'empereur. Jean Fouquet (1420–1480) Domaine publique

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dimanche 19 février 2012

L'Avare et le Diable

L’Avare et le Diable par Eugène ACHARD
Sur le chemin de Beauport, qui va de Québec à Sainte-Anne de Beaupré, à l’endroit appelé aujourd’hui l’Ange-Gardien, habitait un marchand du nom de Pierre Guyard qui était loin d’avoir la réputation d’un homme généreux.

Sainte-Anne de Beaupré Image Google
Il était dur envers le pauvre monde et si quelque débiteur malchanceux ne pouvait, au jour dit, payer sa dette ou les intérêts échus, Pierre Guyard, sans bruit, sans se fâcher, froidement, faisait saisir et vendre à l’encan le mobilier, souvent chétif, du pauvre homme.
« Que voulez-vous, les temps sont durs », répondait-il à ceux qui s’étonnaient de ses procédés par trop expéditifs.
On ajoutait, mais pas trop haut, cependant, car beaucoup le craignaient, qu’il prêtait à gros intérêts.
Il entretenait aussi, avec certains boutiquiers de Québec, on ne savait trop quel commerce de marchandises, qui lui arrivaient par le fleuve, durant la nuit, en grand mystère, et qu’il transportait tout aussi mystérieusement à la ville.
Quoi qu’il en soit, Guyard était riche. Mais plus ses biens s’accroissaient, plus son avarice se montrait sordide. Sa femme et sa fille manquaient parfois du nécessaire.
« Il faut tondre la laine et ne pas toucher à la brebis ; celui qui écorne ses biens-fonds est près de la ruine », ne manquait-il jamais de répondre au curé de Château-Richer, lorsque celui-ci hasardait quelques remarques sur sa manière de vivre et sur les privations qu’il imposait aux siens.
Ah ! le vieil intéressé, comme on l’appelait, il était loin d’écorner ses biens-fonds.
Trois fois par an, en sa qualité de notable, Pierre Guyard devait offrir le pain bénit à l’église paroissiale de Château-Richer. Malgré sa ladrerie, jamais il n’avait cherché à se soustraire à cette obligation ; non point qu’il fut dévot, n’ayant guère d’autre religion que l’argent, mais parce que c’était une habitude prise et qu’il n’eût point osé y manquer.
Seulement pour se rattraper de cette dépense extraordinaire, il veillait à ce que, dans son intérieur on fit des économies, c’est-à-dire que, durant toute la semaine qui précédait et celle qui suivait cette largesse, on mangeait moins que d’habitude. Et comme en temps ordinaire, ni sa femme ni sa fille ne mangeaient à leur faim, vous voyez d’ici ce que pouvaient être ces deux semaines.
L'avare Scènes humoristique et éducative de la morale chrétienne
Scène médiévale Image Google

Or donc, un soir de novembre de l’an de grâce 1668, maître Guyard, après un frugal repas, prenait le frais devant sa porte. Le frais est bien dire, car cette saison n’est jamais chaude en notre pays, mais c’était encore là qu’on était le mieux, la maison n’étant chauffée que parcimonieusement et seulement aux plus grands froids.
Dame Guyard et sa fille tricotaient à qui mieux mieux sous l’œil attentif de leur époux et père.
– Il fait bien bon, ce soir, femme, dit Guyard, après un long silence. Oui, bien bon, il y a des années que nous n’avons eu de si belles soirées en novembre.
Et cela voulait dire : la bonne affaire, c’est tant de bûches d’économisées sur le chauffage.
– Hein donc ! mon homme, repartit la tricoteuse sans lever les yeux de son travail qu’elle parut vouloir activer encore.
Et la conversation tomba. Les deux époux n’avaient plus rien à se dire. Pierre n’était pas loquace. Les paroles n’abondaient sur ses lèvres que lorsqu’il s’agissait de conclure un bon marché.
Tout à coup passa, en courant, une petite fille qui ramenait chez elle la vache de ses parents. Elle se retourna en criant, à la fois curieuse et troublée :
– Un seigneur ! Un beau seigneur qui vient par le chemin du roi.
En effet, par le chemin tortueux, aux ornières profondes, s’avançait un gentilhomme de haute stature, feutre roux, à larges bords, orné d’une plume rouge énorme, bottes également rouges et épée au côté. Il semblait venir de Sainte-Anne de Beaupré ; il tenait à la main une bride et une selle de cheval.
Lorsqu’il arriva devant la maison de l’avare, il s’arrêta et poliment s’avança vers le groupe.
– Messire, dit-il à Pierre Guyard, mon cheval a fait un faux pas sur la côte et a roulé dans le fleuve ; il a bien failli m’entraîner avec lui. J’ai pu sauver la bride et la selle mais l’onde a gardé le reste. Or je suis pressé ; il me faut absolument un autre cheval pour gagner Québec où je suis attendu, ce soir, chez le gouverneur. Vous plairait-il de me dire si, dans les alentours, quelqu’un pourrait me vendre une monture ?
– Holà ! Monseigneur, repartit le rusé marchand, ceux qui veulent acheter des chevaux ne viennent point à Château-Richer. S’il s’agissait de vaches, il ne serait guère difficile de vous en trouver une, mais des chevaux, dame, c’est plus rare, beaucoup plus rare.
– Vous ne voudriez cependant pas que j’arrive à Québec sur le dos d’une vache, tout le monde se moquerait de moi et M. de Courcelle 1 refuserait certainement de me recevoir en semblable équipage. Mais il doit bien y avoir, par ici, un cheval à vendre, d’autant plus que je payerai bon prix.
– Alors il y aurait peut-être moyen de s’arranger. J’ai deux chevaux à l’écurie, et quoiqu’ils me soient, l’un et l’autre, fort utiles, je pourrais vous en céder un contre argent comptant.
– Allons les voir, dit l’étranger.
– Oh ! ne vous dérangez pas, on va nous l’amener.
Pierre Guyard avait en effet deux chevaux à l’écurie, mais comme il avait décidé de vendre le plus mauvais, il ne se souciait pas que l’acheteur put les comparer.
– Mélanie, dit-il vivement à sa femme, va chercher la jument. Et il ajouta en aparté, pensant que le voyageur ne l’entendait pas : « Voilà l’occasion ou jamais de me débarrasser de cette vieille rosse. »
Mélanie courut à l’écurie et revint bientôt traînant, derrière elle, un cheval poussif et à moitié boiteux.
– Hum ! fit le gentilhomme, à la vue de la jument, m’est avis que votre bête ne vaut pas grand argent.
– Comment ! protesta le maquignon improvisé, une bête pareille, travailleuse comme pas une et qui ne mange presque rien.
– Ah ! quant à ne rien manger, je le crois facilement, elle est maigre à faire pitié ! Le diable lui-même ne saurait lui rendre sa vigueur.
– C’est pourtant ce que j’ai de mieux.
– Que doit être l’autre, alors ? N’importe, il me faut un cheval et je prends celui-là ; combien en voulez-vous ? Un louis ?
– Un louis ! Monseigneur veut rire, il me faut vingt louis.
– Peste ! ce n’est pas rien, compère !
– J’ai dit vingt louis, pas un sol de moins.
– Je n’ai, sur moi, que douze louis, mais si vous voulez, je vous laisserai, en gage du surplus, la chaîne d’or que voici.

Person riding the devil, for example used at Montague Summers Malleus Maleficarum (1971), nachkoloriert
XVe siècle Domaine publique

Et le gentilhomme présenta à l’avare une superbe chaîne d’or, valant à elle seule, cinquante louis.
– J’accepte, Monseigneur, mais il demeure entendu que si, dans un mois, jour pour jour, vous ne m’avez pas payé les huit louis que vous me devez encore, la chaîne m’appartiendra.
Quelques voisins s’étaient groupés à une courte distance, pour voir, de plus près, le bel inconnu.
– Accordé, fit celui-ci.
– Vous êtes témoins vous autres, s’exclama alors Pierre Guyard, interpellant les curieux qui se rapprochèrent.
C’était marché conclu.
Sans ajouter un mot, l’étranger remit à Pierre Guyard les douze louis ainsi que la chaîne d’or dans une magnifique cassette en bois précieux. Puis il harnacha lui-même la jument avec précaution, lui passa doucement la main sur le cou et se mit en selle.
La jument frissonna sous la caresse de l’étranger, hennit avec force et sembla rajeunie aux yeux de tous.
Elle secoua la tête à plusieurs reprises, huma le vent et, à la stupéfaction des spectateurs qui, depuis plusieurs années, la voyaient cheminer lourdement, la tête basse, elle partit ventre à terre, dans un tourbillon de poussière et de flammes, de vraies flammes qui semblaient jaillir du sol sous ses sabots.
– Au revoir et à bientôt, mon vendeur, s’écria l’étranger au moment de disparaître.
Et comme il s’évanouissait au tournant de la route, il laissa échapper un éclat de rire strident, sinistre, qui glaça de terreur tous les assistants.
Pierre Guyard demeurait cloué au sol, la bouche ouverte, le corps penché, les bras ballants.
– C’est pourtant bien ma jument, ma vieille jument, fit-il.
– Hé ! morguienne oui, ça l’est, approuva l’un des voisins, mais elle va d’un train d’enfer. On la dirait montée par le Diable.
– Qui sait ? murmura Pierre Guyard, rêveur... Après tout, qu’importe, il l’a payée bon prix. Me voilà bien débarrassé. Et s’il ne revient pas...
D’un geste amoureux, il caressa la précieuse cassette.

Hortus Deliciarum - 12th century Antichrist (left, shown with attributes of a king)
Artist: Herrad von Landsberg (about 1180) Domaine publique

Le lendemain, notre homme n’eut rien de plus pressé que d’aller contempler ses louis tout neufs et surtout la belle chaîne dont il avait rêvé une partie de la nuit.
« S’il pouvait ne pas revenir ! » Et à cette seule pensée, il souriait d’aise.
Il ouvrit la boîte pour contempler une fois de plus son trésor.
Mais à peine eut-il soulevé le couvercle qu’une fumée âcre s’échappa. Au fond de la cassette, plus rien, mais il en sortit une forme rouge avec des yeux de braise qui se mouvait dans la flamme et regardait l’avare.
Pierre Guyard en eut une telle épouvante qu’il poussa un grand cri, tomba à la renverse et rendit l’âme.
Sa femme et sa fille accoururent aussitôt.
Elles trouvèrent la cassette ouverte et, au fond, ce billet, sur une substance inconnue, en lettres rouges, encore brillantes :
« Pierre Guyard a voulu voler le Diable. C’est le Diable qui l’a volé. L’âme de l’avare, de l’homme sans pitié pour le pauvre, est attendue en enfer où elle a sa place marquée pour l’éternité. Elle y descendra au moment où Pierre Guyard ouvrira la cassette pour y admirer et désirer injustement le bijou de Satan. »
Pierre Guyard fut enterré dans un coin de son champ, le curé de Château-Richer ayant refusé au réprouvé la sépulture chrétienne.
Quant à sa femme et à sa fille, elles crurent devoir se dispenser de porter le deuil d’un damné qui, du reste, de son vivant, leur avait fait la vie bien dure.

Marmite de l'Enfer, 1235 (?)
Fragment du jubé du XIIIe s., cathédrale de BOURGES -
www.birhakeim-association.org

La jeune fille se maria bientôt à un jeune cultivateur de Beaupré. Mais il répugnait à l’époux d’habiter la maison où était mort un réprouvé ; il la donna au curé de Château-Richer pour être employée aux bonnes œuvres.
Or, comme cette année-là fut fondée la nouvelle paroisse de l’Ange-Gardien, la maison du damné devint le presbytère. Et jamais, au grand jamais, le Diable n’y fit voir le bout de ses griffes, ce à quoi il n’eût certainement pas manqué, si la descendance de l’avare ne l’eût consacrée à un usage pieux.
Eugène ACHARD

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Bisous à tous

mercredi 15 février 2012

Antony Valabrègue Promenade d’hiver

Antony Valabrègue
Promenade d’hiver

L’hiver qui vient, tardif et lent,
Laisse encor les branches flétries
Briller dans le soleil tremblant
Sur les arbres des Tuileries.

Dans le jardin comme autrefois
Elle suit les vieilles allées,
Que le souffle des premiers froids
D’un frisson à peine a troublées.

Elle tient son fils par la main,
Ainsi qu’un jeune camarade ;
L’enfant, que tout charme en chemin,
La distrait dans sa promenade.

C’est pour elle tout un bonheur
De se prêter au babillage
De ce cher petit promeneur
Qui grandit, fait à son image.

Elle retrouve en lui la fleur
De toutes les choses passées ;
Il a ses traits, et sa pâleur,
Souvent même il a ses pensées ;

Mais le ciel frileux et changeant
Où le doigt de l’hiver se pose,
Terni dans sa blancheur d’argent,
Se couvre d’une vapeur rose.

L’enfant devient silencieux :
L’air froid le tourmente et le lasse.
Le vent lui fait baisser les yeux,
Avec son souffle qui le glace.

Souvent il souffre ainsi le soir.
Sa mère, qu’une crainte oppresse,
Triste, en secret, pense, à le voir,
Qu’il tient d’elle cette faiblesse.

Elle a peur du vague avenir,
Dont l’ombre déjà la menace.
Comme elle voudrait retenir,
Vain effort, cette heure qui passe !

De tout son être elle défend,
Le serrant d’un geste plus tendre,
Ce fils si frêle, unique enfant,
Dont l’amour semble la comprendre.

Et, l’embrassant d’un long regard,
Elle rêve, en son cœur qui tremble,
De la mort comme d’un départ,
Qui tous deux les prendrait ensemble.

Le Parnasse contemporain : Recueil de vers nouveaux, Slatkine Reprints, 1971, III. 1876

Qu'elle est jolie la musique des mots !
Bisous à tous

mardi 14 février 2012

La Saint Valentin

POUR LES AMOUREUX...
Une petite histoire de la Saint Valentin

L'origine de la fête de la Saint-Valentin est assez mal connue. Il semblerait cependant qu'elle remonte à l'Antiquité.



Saint-Valentin, avant d'être saint, était un prêtre romain du nom de Valentin vivant sous le règne de l'Empereur Claude II (IIIème S.apr-JC). A cette époque, Rome était engagée dans des campagnes militaires sanglantes et impopulaires. Claude II, également surnommé Claude le Cruel, ayant des difficultés à recruter des soldats pour rejoindre ses légions, décida d'interdire le mariage pensant que la raison pour laquelle les romains refusaient de combattre était leur attachement à leurs femmes et foyers respectifs. Malgré les ordres de l'Empereur, Saint-Valentin continua pourtant de célébrer des mariages. Lorsque Claude II apprit l'existence de ces mariages secrets, il fit emprisonner Valentin. C'est pendant son séjour en prison que Valentin fit la connaissance de la fille de son geôlier, une jeune fille aveugle à qui, dit-on, il redonna la vue et adressa une lettre, avant d'être décapité, signé " Ton Valentin ".

Ce n'est que plusieurs siècles après, une fois l'Empire romain déchu, qu'il fut canonisé en l'honneur de son sacrifice pour l'amour. Cette époque est en effet celle où une vaste entreprise de transformation des fêtes païennes en fêtes chrétiennes est menée par l'Eglise Catholique.

La Saint-Valentin fut ainsi instituée pour contrer une fête païenne (Lupercalia) à l'occasion du Jour de la fertilité, dédiée à Lupercus, dieu des troupeaux et des bergers, et Junon, protectrice des femmes et du mariage romain.
En effet, cette fête était l'occasion de célébrer des rites de fécondité, dont le plus marquant était la course des Luperques, au cours de laquelle des hommes à moitié nus poursuivaient les femmes et les frappaient avec des lanières de peau de bouc. Les coups de lanière reçus devaient assurer aux femmes d'être fécondes et d'avoir une grossesse heureuse.
On dit aussi qu'à cette occasion, une sorte de loterie de l'amour était organisée qui consistait à tirer au hasard le nom des filles et des garçons inscrits de façon à former des couples pour le reste de l'année.


Voilà qui n'était pas pour plaire aux Saints Pères de l'Eglise primitive qui instaurèrent donc une fête particulière en l'honneur de Saint-Valentin, mort le 14 février 268, ou 270, selon les versions.

Une autre origine de la Saint-Valentin, enfin, remonte au Moyen-Age. On dit en effet qu'à cette époque une croyance se répandit en France et en Angleterre selon laquelle la saison des amours chez les oiseaux débutait le 14 février et que, prenant exemple sur eux, les hommes trouvèrent ce jour propice à la déclaration amoureuse. C'est ainsi que depuis, à la Saint Valentin, chaque Valentin cherche sa Valentine pour mieux roucouler au printemps

http://archives.arte.tv/special/valentin Photos Wikipédia

La Saint-Valentin dans le Monde

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En Chine, depuis les années 1980, la Saint-Valentin connaît une popularité importante, notamment chez les jeunes, qui génère diverses activités commerciales. À part la Saint-Valentin, il existe une fête traditionnelle, le Qi Qiao Jie, pour les amoureux, provenant d’une légende ancienne, dont la date est le septième jour du septième mois du calendrier lunaire.
Au Japon, les femmes offrent des chocolats à l'être aimé ; ces chocolats sont appelés honmei choco (本命チョコ?), c'est-à-dire « chocolats de la destinée ». Ceux offerts à leurs collègues masculins se nomment giri choco (義理チョコ?), les « chocolats de courtoisie ». Les collégiennes et lycéennes offrent à leurs amies des tomo choco (友チョコ?), « chocolats de l’amitié ». Tous ces chocolats peuvent être fait main. Ils n'en ont que plus de valeur (sentimentalement parlant). Implicitement, c'est aussi un moyen de prouver son potentiel de (future) maîtresse de maison. On en a un bon exemple dans l'épisode 5 de la série animée intitulée B Gata H Kei.
Le 14 mars, appelé white day (le jour blanc) a été créé au Japon et repris par la Corée du Sud, Taiwan et Hong Kong. À cette date les hommes ayant reçu des chocolats lors de la Saint Valentin offrent aux femmes un cadeau en retour. Cela peut être du chocolat blanc, des bijoux ou de la lingerie (de couleur blanche). La valeur (monétaire) de ces cadeaux peut être deux à trois fois supérieure à celle des chocolats de ces dames.
La Saint-Valentin s’est popularisée également en Inde et au Pakistan, provoquant l’hostilité de certains groupes opposés à cette influence occidentale.

Au Brésil, on ne parle pas de Saint-Valentin mais de dia dos namorados (jour des amoureux) fêté non pas le 14 février mais le 12 juin.
En Colombie, la Saint-Valentin est fêtée le troisième samedi du mois de septembre. Elle s'appelle día del amor y amistad (jour de l'amour et de l'amitié).

Wikipédia

dimanche 12 février 2012

Ne zappez pas !




Attention à vous ! Et merci à Christel qui a relayé le message

vendredi 10 février 2012

Lucien de Samosate Eloge de la mouche

Gravure du buste de Lucien de Samosate (v. 120–mort après 180)
XVIIe siècle Auteur William Faithorne (1627–1691) Domaine publique

"1. La mouche n'est pas le plus petit des êtres ailés, si on la compare aux moucherons , aux cousins, et à de plus légers insectes ; mais elle les surpasse en grosseur autant qu'elle le cède elle-même à l'abeille. Elle n'a pas, comme les autres habitants de l'air, le corps couvert de plumes, dont les plus longues servent à voler; mais ses ailes, semblables à celles des sauterelles, des cigales et des abeilles, sont formées d'une membrane dont la délicatesse surpasse autant celles des autres insectes qu'une étoffe des Indes est plus légère et plus moelleuse qu'une étoffe de la Grèce. Elle est fleurie de nuances comme les paons, quand on la regarde avec attention, au moment où, se déployant au soleil, elle va prendre l'essor.

2. Son vol n'est pas, comme celui de la chauve-souris , un battement d'ailes continu, ni un bond comme celui de la sauterelle ; elle ne fait point entendre un son strident comme la guêpe, mais elle plane avec grâce dans la région de l'air à laquelle elle peut s'élever. Elle a encore cet avantage, qu'elle ne reste pas dans le silence, mais qu'elle chante en volant, sans produire toutefois le bruit insupportable des moucherons et des moustiques , ni le bourdonnement de l'abeille, ni le frémissement terrible et menaçant de la guêpe : elle l'emporte sur eux en douceur autant que la flûte a des accents plus mélodieux que la trompette et les cymbales.

3. En ce qui regarde son corps, sa tête est jointe au cou par une attache extrêmement ténue ; elle se meut en tous sens avec facilité et ne demeure pas fixe comme dans la sauterelle : ses yeux sont saillants, solides, et ressemblent beaucoup à de la corne ; sa poitrine est bien emboîtée, et les pieds y adhèrent, sans y rester collés comme dans les guêpes. Son ventre est fortement plastronné, et ressemble à une cuirasse avec ses larges bandes et ses écailles. Elle se défend contre son ennemi, non avec son derrière, comme la guêpe et l'abeille, mais avec la bouche et la trompe, dont elle est armée comme les éléphants, et avec laquelle elle prend sa nourriture, saisit les objets et s'y attache, au moyen d'un cotylédon placé à l'extrémité. Il en sort une dent avec laquelle elle pique et boit le sang. Elle boit aussi du lait, mais elle préfère le sang, et sa piqûre n'est pas très-douloureuse. Elle a six pattes, mais elle ne marche que sur quatre ; les deux de devant lui servent de mains. On la voit donc marcher sur quatre pieds, tenant dans ses mains quelque nourriture qu'elle élève en l'air d'une façon tout humaine, absolument comme nous.

4. Elle ne naît pas telle que nous la voyons : c'est d'abord un ver éclos du cadavre d'un homme ou d'un animal ; bientôt il lui vient des pieds, il lui pousse des ailes, de reptile elle devient oiseau ; puis, féconde à son tour, elle produit un ver destiné à être plus tard une mouche. Nourrie avec les hommes, leur commensale et leur convive, elle goûte à tous les aliments excepté l'huile : en boire, pour elle c'est la mort. Quelque rapide que soit sa destinée, car sa vie est limitée à un court intervalle, elle se plaît à la lumière et vaque à ses affaires eu plein jour. La nuit, elle demeure en paix , elle ne vole ni ne chante, mais elle reste blottie et sans mouvement.

5. Pour prouver que son intelligence est loin d'être bornée, il me suffit de dire qu'elle sait éviter les pièges que lui tend l'araignée, sa plus cruelle ennemie. Celle-ci se place en embuscade, mais la mouche la voit, l'observe, et détourne son essor pour ne pas être prise dans les filets et ne pas tomber entre les pattes de cette bête cruelle. À l'égard de sa force et de son courage , ce n'est point à moi qu'il appartient d'en parler, c'est au plus sublime des poètes, à Homère. Ce poète, voulant faire l'éloge d'un de ses plus grands héros, au lieu de le comparer à un lion, à une panthère, ou à un sanglier, met son intrépidité et la constance de ses efforts, en parallèle avec l'audace de la mouche, et il ne dit pas qu'elle a de la jactance, mais de la vaillance. C'est en vain, ajoute-t-il, qu'on la repousse, elle n'abandonne pas sa proie, mais elle revient à sa morsure. Il aime tant la mouche, il se plaît si fort à la louer, qu'il n'en parle pas seulement une fois ni en quelques mots, mais qu'il en rehausse souvent la beauté de ses vers. Tantôt il en représente un essaim qui vole autour d'un vase plein de lait ; ailleurs, lorsqu'il nous peint Minerve détournant la flèche qui allait frapper Ménélas à un endroit mortel, comme une mère qui veille sur son enfant endormi, il a soin de faire entrer la mouche dans cette comparaison. Enfin, il décore les mouches de l'épithète la plus honorable, il les appelle serrées en bataillons, et donne le nom de nations à leurs essaims.

6. La mouche est tellement forte, que tout ce qu'elle mord, elle le blesse. Sa morsure ne pénètre pas seulement la peau de l'homme, mais celle du cheval et du bœuf. Elle tourmente l'éléphant, en s'insinuant dans ses rides, et le blesse avec sa trompe autant que sa grosseur le lui permet. Dans ses amours et son hymen, elle jouit de la plus entière liberté : le mâle, comme le coq, ne descend pas aussitôt qu'il est monté ; mais il demeure longtemps à cheval sur sa femelle qui porte son époux sur son dos et vole avec lui, sans que rien trouble leur union aérienne. Quand on lui coupe la tête, le reste de son corps vit et respire longtemps encore.

7. Mais le don le plus précieux que lui ait fait la nature, c'est celui dont je vais parler : et il me semble que Platon a observé ce fait dans son livre sur l'immortalité de l'âme. Lorsque la mouche est morte, si on jette sur elle un peu de cendre, elle ressuscite à l'instant, reçoit une nouvelle naissance et recommence une seconde vie. Aussi tout le monde doit-il être convaincu que l'âme des mouches est immortelle, et que, si elle s'éloigne de son corps pour quelques instants, elle y revient bientôt après, le reconnaît, Je ranime et lui fait prendre sa volée. Enfin elle rend vraisemblable la fable d'Hermotimas de Clazomène, qui disait que souvent son âme le quittait, et voyageait seule, qu'ensuite elle revenait, rentrait dans son corps, et ressuscitait Hermotimus.

8. La mouche, cependant, est paresseuse; elle recueille le fruit du travail des autres, et trouve partout une table abondante. C'est pour elle qu'on trait les chèvres ; que l'abeille, aussi bien que pour les hommes, déploie son industrie ; que les cuisiniers assaisonnent leurs mets, dont elle goûte avant les rois sur la table desquels elle se promène, vivant comme eux et partageant tous leurs plaisirs.

9. Elle ne place point son nid et sa ponte dans un lieu particulier, mais, errante en son vol, à l'exemple des Scythes, partout où la nuit la surprend, elle établit sa demeure et son gîte. Elle n'agit point, comme je l'ai déjà dit, pendant les ténèbres : elle ne veut pas dérober la vue de ses actions et ne croit pas devoir faire alors ce qu'elle rougirait de faire en plein jour.

Mouche verte de dos - Green fly Travail personnel de KoS sur Wikimédia Commons

La Fable nous apprend que la mouche était autrefois une femme d'une beauté ravissante, mais un peu bavarde, d'ailleurs musicienne et amateur de chant. Elle devint rivale de la Lune dans ses amours avec Endymion. Comme elle se plaisait à réveiller ce beau dormeur, en chantant sans cesse à ses oreilles et lui contant mille sornettes, Endymion se fâcha, et la Lune irritée la métamorphosa en mouche. De là vient qu'elle ne veut laisser dormir personne, et le souvenir de son Endymion lui l'ait rechercher de préférence les jolis garçons, qui ont la peau tendre. Sa morsure, le goût qu'elle a pour le sang, ne sont donc pas une marque de cruauté, c'est un signe d'amour et de philanthropie : elle jouit comme elle peut et cueille une fleur de beauté.

11. Il y eut chez les anciens une femme qui portait le nom de Mouche : elle excellait dans la poésie, aussi belle que sage. Une autre Mouche fut une des plus illustrés courtisanes d'Athènes. C'est d'elle que le poète comique a dit :

La Mouche l'a piqué jusques au fond du cœur.

Ainsi, la muse de la comédie n'a pas dédaigné d'employer ce nom et de le produire sur la scène; nos pères ne se sont point fait un scrupule d'appeler ainsi leurs filles. Mais la tragédie elle-même parle de la mouche avec le plus grand éloge, quand elle dit ;

Quoi ! la mouche peut bien, d'un courage invincible

Fondre sur les mortels, pour s'enivrer de sang,

Et des soldats ont peur du fer étincelant !

J'aurais encore beaucoup de choses à dire de la Mouche, fille de Pythagore, si son histoire n'était connue de tout le monde."


Une jolie surprise durant mes recherches. Joli ce texte si vieux ! Mais j'avoue que quand je trouve une mouche à la maison, je déteste !
Et en cherchant une photo sur Wikipédia, je vous ai trouvé ceci :

Expressions françaises contenant le mot “mouche”

-Cuisse de mouche : d'après Pierre Perret, fille maigrichonne.
-Enculer les mouches (vulgaire) : se perdre dans des détails inutiles, on dit aussi plus élégamment sodomiser les diptères ou se livrer à des mœurs contre-nature avec les diptères. On peut tout aussi élégamment employer le terme diptérophile. Citation : « Il y a deux façons d'enculer les mouches : avec ou sans leur consentement. » Boris Vian.
-Faire mouche : au tir, atteindre le centre de la cible. Le point noir au centre d'une cible s'appelle "la mouche", d'où l'expression. Par extension au figuré, lors d'une discussion, prononcer une réplique qui atteint nettement son but (argument convaincant, propos volontairement blessant, ou au contraire encourageant, etc.).
-Fine-mouche : personne habile.
-Gobe-mouche : benêt.
-Mouche du coche : en référence à La Fontaine, personne persuadée de son importance, s'imposant et gênant l'effort d'autrui.
-Ne pas faire de mal à une mouche : être sans aucune méchanceté, inoffensif.
-Pattes de mouche : écriture maladroite et pleine de ratures.
-Prendre la mouche : s'offusquer, pour un prétexte souvent futile.
-Quelle mouche l'a piqué ? : il est devenu fou.
-Regarder voler les mouches : ne pas être attentif.
-Tomber comme des mouches : avoir un fort taux de mortalité.
-Entendre une mouche voler : avoir du silence
-Un motif moucheté : un motif fait de pleins de petits points


Et si vous avez envie d'en savoir plus sur Julien de Samosate, vous en saurez plus sur l'année 190 du blog Art et Histoire et si vous avez encore du temps, un autre texte s'appelle "Contre un ignorant bibliomane" Toujours en cliquant sur la droite.

Bisous à tous

mercredi 8 février 2012

Théophile Gautier Émaux et Camées

Théophile Gautier — Émaux et Camées

Le Merle

Un oiseau siffle dans les branches
Et sautille gai, plein d’espoir,
Sur les herbes, de givre blanches,
En bottes jaunes, en frac noir.

C’est un merle, chanteur crédule,
Ignorant du calendrier,
Qui rêve soleil, et module
L’hymne d’avril en février.

Pourtant il vente, il pleut à verse ;
L’Arve jaunit le Rhône bleu,
Et le salon, tendu de perse,
Tient tous ses hôtes près du feu.

Les monts sur l’épaule ont l’hermine,
Comme des magistrats siégeant ;
Leur blanc tribunal examine
Un cas d’hiver se prolongeant.

Lustrant son aile qu’il essuie,
L’oiseau persiste en sa chanson ;
Malgré neige, brouillard et pluie,
Il croit à la jeune saison.

Il gronde l’aube paresseuse
De rester au lit si longtemps
Et, gourmandant la fleur frileuse,
Met en demeure le Printemps.

Il voit le jour derrière l’ombre,
Tel un croyant, dans le saint lieu,
L’autel désert, sous la nef sombre,
Avec sa foi voit toujours Dieu.

À la nature il se confie,
Car son instinct pressent la loi.
Qui rit de ta philosophie,
Beau merle, est moins sage que toi !


Merci de vos passages et de vos gentils mots.
Je tiens à vous rappeler que excepté si je vous parle de ma famille, les poèmes du mercredi et les histoires du dimanche ne sont jamais de moi. S'il n'y a pas de références sous les textes (j'en suis vraiment désolée !) c'est que je les ai perdues.

Bisous à tous

lundi 6 février 2012

Les temps commencèrent ainsi...

Il est dit que Tonacacihuatl, le Père Nourricier, et son épouse Tonacateculti, la Mère Nourricière, donnèrent naissance à un couteau de silex qui tomba sur terre et enfanta les 1600 dieux de l'univers.
Parmi cette multitude, les quatre plus puissants étaient Huitzilopochtli,

Huitzilopochtli, from the Codex Telleriano-Remensis (16th century)

Tezcalipoca, Tlaloc


Tlaloc, God of the Rain, Thunder, Earthquakes
Travail personnel Évocation du codex Borgia Eddo Wikimédia Commons

et Quetzacoatl.

Published in the Codex Borbonicus, 16th century, author unknown

Le premier représentait le Sud, le feu, la chaleur et le sang.
Le second était le dieu du Nord, de la nuit, de la mort et de la guerre.
Tlaloc, lui, venait de l'Est et dispensait l'eau et la fertilité.
Quant au dernier, Quetzacoatl, le Serpent à Plumes, il arrivait de l'Ouest avec l'air, la lumière et la vie.
Il est dit aussi que les dieux créèrent les hommes pour être leurs serviteurs, utilisant pour cela un peu de sang trouvé sur de vieux ossements de Tezcalipoca. Mais les hommes nés du sang se livrèrent à des guerres sans fin, et quatre fois les dieux durent détruire le monde qu'ils avaient façonné.
La première fois, ce fut le soleil qui s'éteignit.
La seconde, ce fut un vent magique qui souffla et transforma tous les hommes en singes.
Puis le feu et les volcans réduisirent en cendres le troisième monde avant qu'un déluge n'anéantisse le quatrième.
Et la prophétie dit que le cinquième monde, celui dans lequel nous vivons, périra dans un grand séisme. Le jour où fut créé ce cinquième monde, Quetzacoatl rassembla tous les dieux dans la plaine de Teotihuacan et leur demanda qui voulait se sacrifier pour que renaisse le soleil. Deux dieux parmi les 1600 s'avancèrent alors. Tecciztecatl était une divinité riche et puissante, tandis que Nanahuatzin était petit et sans grand pouvoir. Tecciztecatl commença à railler son faible compagnon, mais Quetzacoatl accepta les deux sacrifices afin qu'il y ait deux soleils dans le ciel et qu'ainsi la lumière ne cesse jamais.
Au moment du dépôt des offrandes, Tecciztecatl amena de riches présents alors que Nanahuatzin ne déposa qu'un buisson d'épines taché de son sang. Mais ce sang luisait étrangement dans la pénombre qui régnait en ce jour sur lequel le soleil ne s'était pas encore levé. Les deux divinités construisirent chacune une pyramide sur laquelle faire retraite avant le sacrifice. La pyramide de Nanahuatzin était plus grande car son manque de pouvoir l'avait habitué à travailler de ses propres mains.
Le quatrième jour, Quetzacoatl alluma le bûcher du sacrifice.
Tecciztecatl hésita à y entrer, recula plusieurs fois, mais quand il vit Nanahuatzin y entrer en marchant, il s'y jeta à son tour. On vit alors, à l'Est, apparaître un soleil de la couleur du sang de Nanahuatzin, bientôt suivi par celui de Tecciztecatl. Quetzacoatl jeta un lapin sur le peureux qui se craquela et se ternit, devenant la lune.
Mais malheureusement, les deux astres ne bougeaient pas et la terre cuisait sous la chaleur. Quetzacoatl décida que pour que le temps se mette en marche, il fallait que tous les dieux meurent. Il prit son arc et ses flèches et tua ses centaines de frères les uns après les autres.
Seul Xolotl, messager des dieux, réussit à s'enfuir, mais Quetzacoatl se lança à sa poursuite. Xolotl se changea en maïs, mais Quetzacoatl se changea en serpe.

The Aztec god Xolotl, from the Codex Telleriano-Remensis (16th century).

Xolotl se fit cactus, mais Quetzacoatl devint machette. Et c'est lorsque les deux divinités se furent transformées en salamandres que Quetzacoatl rattrapa le fuyard et le sacrifia à son tour. En mourant, Xolotl devint l'étoile du regret, la première étoile du soir.
Quetzacoatl, quant à lui, alla jusqu'au bord de la grande mer, à l'Est, et se confectionna son propre bûcher. De son sacrifice naquit la dernière étoile du matin. L'on dit enfin que Quetzacoatl, en mourant, promit de revenir dans ce cinquième monde qui devrait être le meilleur puisque les dieux sont morts pour lui.

Même s'il ne tient qu'à ces mêmes hommes, et à leurs propres sacrifices, d'avoir des dieux vivants. Ainsi commencèrent les temps.

Codex sur Wikimédia Commons

Bisous à tous

dimanche 5 février 2012

Des merveilles !

Quant on cherche, on ne trouve pas forcément mais on peut croiser des merveilles. Alors je voulais partager avec vous la vue de cette jolie miniature irakienne trouvé sur Wikimédia Commons.

Artiste : Irakischer Maler des Kräuterbuchs des Dioskurides 1224 Papier 16 x 19,3 cm Musée d'Istanbul


Tabriz miniatures with horses 1526-1527 Muzaffar Ali

Gros bisous

mercredi 1 février 2012

William Chapman Les Fleurs de givre

William Chapman — Les Fleurs de givre
L’Année canadienne
Février


Le soleil maintenant allonge son parcours ;
L’aube plus tôt sourit aux bois impénétrables ;
Mais l’air est toujours vif, l’autan rugit toujours
Parmi les rameaux nus et glacés des érables.

L’avalanche sans fin croule du ciel blafard ;
Nos toits tremblent au choc incessant des tempêtes.
Cependant à travers bise, neige, brouillard,
Nous formons de nos jours une chaîne de fêtes.

Et tous les rudes sports d’hiver battent leur plein
Au milieu de clameurs follement triomphales ;
Sur des flots dont le gel fit un cirque opalin
Les grands trotteurs fumants distancent les rafales.

Sur le ring ou l’étang par le vent balayé
Le gai patineur file ou tourne à perdre haleine.
Le sourire à la lèvre et la raquette au pied,
Des couples d’amoureux cheminent dans la plaine.

Par un souffle inconnu chacun est emporté.
Dans tous les yeux le feu du plaisir étincelle ;
Et dans le bourg naissant comme dans la cité
Le bruyant Carnaval agite sa crécelle.

Les hôtels sont bondés de lointains visiteurs.
Maint pierrot dans la rue étale sa grimace.
La nuit, torches aux poings, les fougueux raquetteurs
S’élancent à l’assaut des grands palais de glace.

À d’émouvants tournois la multitude accourt.
Tout le peuple s’ébat, tout le peuple festoie,
Car, puisque Février est le mois le plus court,
Il voudrait s’y griser de la plus longue joie.

Gros bisous à tous