samedi 26 octobre 2013

La rafale par Sylva CLAPIN 5, 6 et 7

V
Pendant cinq longues semaines, Jean Dutras oublia ainsi qu’il existait. Puis un jour vint où, ses ressources étant épuisées, il lui fallut se chercher du travail. Septembre s’avançait et le mouvement du port se faisait plus intense que jamais. Aussi Jean n’éprouva-t-il aucune difficulté, avec sa solide carrure, à se faire agréer comme débardeur sur les quais Allan.
Mais autre chose fut de se maintenir en place. Quelques jours s’étaient à peine écoulés que Jean surprenait autour de lui, parmi ses compagnons, toutes sortes de chuchotements mystérieux. Visiblement, on le fuyait, et c’était à qui pouvait éviter de se trouver de corvée avec lui. Enfin, l’éclat se produisit. Sur une remarque du contremaître, un débardeur ayant répliqué qu’il n’aimait pas travailler avec du gibier de prison, Jean vit rouge et d’un formidable coup de poing ôta à son insulteur toute envie de recommencer. Puis, tenant à distance, de son air résolu, le reste des débardeurs, lentement il s’éloigna.
Il passa à une autre équipe, et s’acharna au travail, mettant comme une sorte de rage à se cramponner à l’existence honnête qu’il s’était promis de suivre. Et, toujours, sur une dénonciation, ses compagnons le forçaient, par une vexation incessante, à quitter la place et à s’en aller plus loin.
Ainsi rejeté, de main en main, comme une balle, il en était arrivé, un certain jour d’octobre, à se demander s’il ne ferait pas mieux de se laisser choir tout bonnement dans le fleuve, à la faveur de la première nuit noire qui se présenterait, quand il apprit qu’un navire chargé de bétail, et qui partait le lendemain, était à court de bouviers, pour la traversée. Il se fit embaucher et partit pour l’Angleterre. Pendant les deux semaines que dura le voyage, il connut toutes les horreurs de la vie de bouvier, sur une mer démontée, mangeant une nourriture infecte et vivant dans des puanteurs sans nom. Du moins, cette fois, ses compagnons, des inconnus ne parlant que l’anglais, ne lui infligèrent aucune persécution.
De retour à Montréal au bout d’un mois, Jean reprit du travail sur les quais. Mais les navires se faisaient rares maintenant, aux approches de l’hiver. Les chômages étaient fréquents, et sa paie de bouvier eut tôt fait de se dissiper. Il dut se livrer aux pires besognes, se faisant tour à tour balayeur et porte-faix au marché Bonsecours. À diverses reprises, il avait tenté de lutter, cherchant un point solide dans la boue où il s’enlisait de plus en plus, mettant surtout ses efforts à fuir les quais, à monter vers la grande percée frayée à travers la ville par la rue Notre-Dame. Un moment il crut avoir atteint son but, en se faisant accepter pour conduire la voiture de livraison d’une épicerie. Mais son patron le remercia sèchement de ses services au bout d’une semaine, et il comprit que, de nouveau, on l’avait dénoncé, et que, quoi qu’il pût faire, toujours la ville le rejetterait à l’eau, sans plus de souci de cette loque humaine que des immondices roulées dans le torrent de ses égouts.
VI
Et c’est alors que, toutes ses résolutions croulant l’une après l’autre, une pensée commença de germer dans sa tête, et finit par l’envahir tout entier. Puisque la société ne voulait pas de lui, il déclarerait la guerre à la société. Voleur il s’était fait, voleur il redeviendrait, et cette fois, avec l’adresse qu’il saurait y mettre, jamais on ne le repincerait.
Dans un village situé à quelque trente ou quarante milles de Montréal, Jean se rappelait avoir déjà séjourné deux semaines en villégiature, alors qu’il était au collège, et s’être lié d’amitié avec l’un des commis du bureau d’enregistrement. Plusieurs détails de la routine de ce bureau lui étaient devenus familiers. Il se souvint que, la nuit, personne ne restait là, et que la maison la plus rapprochée était une auberge distante d’au moins un demi-arpent. Il était entré dans la voûte de sûreté et il savait, pour l’avoir entendu dire, que les portes n’offriraient aucune résistance sérieuse à une effraction bien conduite. Enfin, il se rappelait que les recettes de chaque jour étaient déposées en un certain coin de cette voûte, et que le chiffre en était surtout élevé chaque samedi. Évidemment, si les choses étaient toujours dans le même état, un homme résolu ne pouvait avoir là que beau jeu ; et comme le bureau restait fermé le dimanche, Jean décida, afin qu’il pût s’écouler plus de temps avant la découverte du vol, de tenter le coup un samedi, et si possible, dès le samedi suivant, qui cette année-là tombait précisément la veille de Noël.
Ce fut dans ces dispositions qu’une lettre lui parvint venant de son père, et écrite déjà depuis longtemps. Adressée à son frère Félix, cette lettre était allée de place en place, et enfin avait fini par lui être remise dans le bouge où il logeait. En quelques mots d’une grosse écriture tremblée, que Jean eut bien de la peine à déchiffrer, son père lui faisait dire qu’il avait fait prendre pour lui des renseignements auprès du curé d’une paroisse du Manitoba, dans une partie reculée de cette province, et qu’il lui fournirait au besoin les moyens de s’établir sur une petite terre.
Jean eut dans les yeux, à la lecture de cette lettre, l’expression d’amère incrédulité de tous les malheureux à qui la branche de salut, à une période critique de leur vie, est tendue trop tard. Surtout, en son cœur ulcéré, persistait un sentiment de vengeance contre son frère Félix, contre celui qu’il accusait de l’avoir, par son mépris, rejeté à la boue, quand une simple poignée de main aurait pu le faire remonter à la lumière. Ah ! il avait voulu, cet homme posé dont tous les journaux parlaient comme destiné à un grand avenir, faire le geste infâme qui le bannissait à jamais, lui Jean, parmi les criminels. Eh bien ! on verrait.
VII
Au sortir de la gare, par cette fin d’après-midi, Jean eut tôt fait de reconnaître, avant d’arriver à la grande rue du village, la masse trapue du bureau d’enregistrement, et tout à côté la même auberge où il entra sans plus tarder, en se faisant passer pour un acheteur de denrées agricoles. Du reste, la place regorgeait de monde, la buvette surtout ne désemplissait pas en cette veille de Noël, et l’arrivée du nouveau voyageur passa inaperçue.
Sitôt la nuit venue, Jean s’accouda en un coin de la salle d’où il pouvait avoir vue sur le bureau d’enregistrement. Une lumière brillait encore au rez-de-chaussée. Sans doute, le receveur occupé à vérifier l’encaisse de cette lourde journée. Cette lumière, enfin, s’éteignit. Tout allait bien. Il n’y avait plus qu’à attendre l’instant le plus favorable, qui serait sans doute quand la messe de minuit aurait réuni tout le village à l’église.
Vers onze heures, il sortit, après s’être bien assuré qu’il avait sur lui les instruments et explosifs dont il pourrait avoir besoin pour mener son effraction à bien. La nuit était sans lune, mais froide et claire. Au bleu profond du ciel, la Voie lactée tendait sa longue écharpe diamantée. Des sonneries de carrioles s’égrenaient un peu partout, convergeant vers l’église, dont la grande ombre, dressée sur une éminence, soudain s’éclaira aux approches de l’heure. Puis l’airain, enfin, résonna, envoyant aux échos ses notes vibrantes, qui voletaient au loin soulevées d’allégresse.
Jean était entré dans l’église, un peu par désœuvrement, puis aussi pour se réchauffer, car son maigre paletot le défendait mal contre le froid. C’était une vieille église, aux murs simplement crépis à la chaux et plafonnée de lourdes solives. De rares lampes à pétrole mettaient par toute la nef comme une sorte de lueur diffuse, et là-bas, tout au fond, à côté du maître-autel, était le rayonnement de cierges entourant le berceau de l’Enfant Dieu.
La messe commençait, accompagnée des roulements berceurs de l’orgue. Soudain, le « Çà, bergers, assemblons-nous » éclata, entonné par un chœur de voix d’hommes, et, du coup, ce fut chez Jean, à l’appel de ces voix, une vision de son enfance, sous le vieux toit familial. Il ne se pressa pas de sortir, gagné peu à peu par une molle langueur, se reprenant à la nouveauté d’un spectacle qu’il n’avait pas vu depuis longtemps ; bien au chaud, du reste, dans l’ombre d’un pilier, où il restait encore plus seul avec lui-même.
Puis ce fut le tour de cet autre vieux cantique toujours si populaire au Canada, « Il est né, le Divin Enfant ». De nouveau, Jean sentit en lui l’afflux des souvenirs d’antan, et il s’enfonça plus profondément dans l’ombre du pilier, comme pour mieux cacher à tous le trouble qui voilait ses yeux.
La messe se poursuivait toujours, et c’était, à mesure que se précisait le Divin Mystère, comme un halètement de cette foule recueillie. Enfin, à l’offertoire, et après un léger prélude de l’orgue, une simple voix de toute jeune fille, presque une enfant, acheva l’œuvre de rédemption où allaient sombrer les mauvais jours de Jean. Douce et flûtée, et cependant fouillant jusqu’aux moindres coins de la nef, la voix disait « Les anges dans nos campagnes », ce chant d’une merveilleuse simplicité dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Le souffle harmonieux enveloppa Jean tout entier, lui courant sur la nuque en frissons sous lesquels, malgré lui, sa tête se baissa, et le faisant de plus en plus se courber, comme ployant sous le coup de vent d’une rafale. Ses épaules s’agitèrent en petits sursauts, et brusquement, n’en pouvant plus, il s’abattit, s’écroula plutôt sur les genoux, la tête en ses deux mains, et il sanglota doucement.
Et c’était bien, en effet, une rafale qui venait de passer, emportant les derniers miasmes, et laissant à leur place des souffles puissants et purs comme ce grand air des prairies de l’Ouest où Jean allait désormais se reprendre à l’existence.
Sylva CLAPIN, Contes et nouvelles.

samedi 19 octobre 2013

La rafale par Sylva Clapin 3 et 4

III
L’avocat Dutras, très élégant, la barbe luisante, donnait un ordre par téléphone, avant de se rendre au Palais, à l’instant où Jean se présenta. De surprise et d’effarement, sa voix s’étrangla, car il n’avait pas été prévenu de la sortie de l’ex-forçat. Il eut un geste de terreur, à la pensée que les clients attendant d’être introduits eussent pu reconnaître le nouveau venu, et il le poussa brusquement dans un cabinet, où il entra à son tour après avoir fermé la porte derrière lui.
Jean avait tendu la main à son frère, les yeux remplis d’une muette supplication. Sans paraître remarquer cette main humblement offerte, l’avocat était passé derrière une table, comme pour mieux marquer la distance le séparant de l’ex-forçat. Puis, s’étant croisé les bras il lui dit
– Ainsi, te voilà revenu ?
La tête basse, Jean balbutia :
– Oui, je suis sorti hier.
L’avocat reprit d’une voix blanche, où perçait une colère contenue :
– Et ta première visite a été pour moi. Je ne t’en remercie pas, car je n’ai déjà eu que trop de difficultés, il y a cinq ans, à me tenir à flot, et à convaincre le public qu’il n’y avait pas, dans notre famille, que des canailles de ton espèce.
Jean avait pâli sous l’outrage, et cherchait ses mots pour répondre. Sans lui en laisser le temps, son frère venait de sortir de sa poche une liasse de papier-monnaie. Il y choisit deux billets de dix dollars et les jeta à Jean en lui criant avec emportement :
– Voilà, sans doute, ce que tu es venu chercher. Prends cela, et que je ne te revoie plus.
Jean prit les deux billets, les roula en boule et les lança à l’autre bout de la pièce. Puis, il dit tranquillement :
– Je venais te demander conseil, non la charité. Tu as raison, je ne te reverrai plus. Adieu.
Et il sortit, le dos subitement voûté de dix ans.
IV
Il descendit la rue Saint-Sulpice, déboucha sur les quais, et s’accoudant au parapet faisant face à la Douane, il se perdit en une longue contemplation du va-et-vient du port.
Ainsi donc, son frère avait dit vrai. Il ne pouvait plus être maintenant qu’une source de honte et d’embarras pour les siens. Jamais le stigmate du forçat, qu’il sentait à son front comme une brûlure, ne disparaîtrait.
Il s’achemina vers le marché Bonsecours, et, entrant en passant dans un cabaret fréquenté par des matelots, se fit servir à dîner. C’était, là-dedans, un tapage assourdissant de cris et de rires, mêlé d’accords grêles de piano et d’éclats de cornet à pistons, et les servantes, pauvres femmes avachies par tous les métiers, avaient fort à faire pour répondre aux clients.
Son dîner pris, il retourna regarder le mouvement des navires, descendant les quais jusqu’à Notre-Dame de Bonsecours, dont la Vierge d’or aux bras tendus sur le fleuve semblait, dans la poussière et la fumée traversées de soleil, planer à vide, les pieds plongeant dans un nuage vermeil. Puis il revint au cabaret où il avait dîné, et se mit à boire jusqu’au soir, dans sa hâte d’oublier, surtout de ne pas sentir la brûlure le tenant au front. Au surplus, la main de fer de son frère avait achevé de le jeter dans l’ornière. Il était là, en ce moment, à sa place, dans ce caboulot de bas étage, côte à côte avec les écumeurs venus de tous les points du globe. Il aurait beau essayer de remonter les rues menant au cœur de la ville, toujours la tare impitoyable le rejetterait au fleuve, en marge de la société, comme une épave.

samedi 12 octobre 2013

La rafale par Sylva Clapin I et 2

La rafale par Sylva CLAPIN
I
LA PORTE du pénitencier s’ouvrit toute grande et Jean Dutras se trouva libre, sur le chemin du roi se déroulant tout droit devant lui.
Un instant, il resta indécis, et ses yeux, faits depuis si longtemps aux préaux sombres de la prison, clignotèrent dans la grande lumière d’août. Puis, subitement, il s’éloigna, marchant à grandes enjambées, dans la hâte de sortir du village, de gagner la campagne, surtout de voir disparaître au plus tôt l’horrible mur de pierre derrière lequel lui, Jean Dutras, l’ex-forçat, avait perdu durant cinq ans jusqu’à son propre nom pour ne plus être qu’un numéro, le n° 213.
Et maintenant, il était libre. On venait de lui signifier son congé. Il avait payé sa dette à la société, et il pouvait, tout comme un autre, lever la tête et s’emplir les poumons de la tiédeur de cette splendide journée d’été. Dieu ! que c’était bon !
Jean Dutras était un beau et grand garçon de vingt-cinq ans, de forte carrure et au regard naturellement fier et droit. Mais la flamme de gaieté qui autrefois animait son visage avait maintenant disparu, et un pli dur et haineux creusait le large front, rappelant le calvaire gravi depuis cinq ans...
Il avait payé sa dette, et il serait désormais un honnête homme. Cela, il se l’était promis bien des fois, durant les nuits interminables où le souvenir de sa honte le tenait éveillé. Il l’avait surtout promis à sa pauvre mère, dont le portrait, enfermé dans un vieux portefeuille, ne le quittait pas, et qui avait manqué mourir de douleur en apprenant que son Jean, son petit Jean aux cheveux bouclés, avait été condamné, pour faux en écritures, à cinq ans de pénitencier.
II
De Saint-Vincent de Paul à Montréal, cela fait, avec les détours, un joli bout de route. Jean Dutras aurait pu prendre le chemin de fer. Mais il préféra se rendre à pied, tout au ravissement de ce plein air où sa poitrine de libéré se dilatait à l’aise. Et c’était, à chaque pas – car il était homme des champs et fils de cultivateurs – une extase de tous ses sens devant la verdure, les fleurs, le dôme des bois, ou encore les récoltes ondulant sous la brise jusqu’aux extrêmes limites de l’horizon.
La nuit tombait, comme il touchait aux premières maisons de Montréal. Il remit au lendemain la visite qu’il voulait faire à son frère Félix, avocat très lancé et ayant ses bureaux sur la Place d’Armes, et il alla demander gîte et couvert dans un petit hôtel du Mile-End. Du reste, il pouvait payer largement son écot, et même, avec l’argent qu’on lui avait remis en partant de prison, pour sa part de travail durant ses années de détention, il lui restait, comme on dit, suffisamment de quoi se retourner.
Le lendemain matin, il descendit en tramway la rue Saint-Laurent, et à mesure que l’instant s’approchait de la visite à son frère, certaines difficultés se précisèrent qu’il n’avait pas aperçues tout d’abord. Au fait, ce frère, de quatre ans plus âgé que lui, verrait bien, à son accent de conviction, que sa détermination de se bien conduire à l’avenir était sincère, et il ne pouvait faire autrement que lui tendre les bras.
Cependant, ayant jeté un coup d’œil sur sa mise tant soit peu râpée, il jugea plus prudent, avant d’affronter cette épreuve, de rafraîchir sa toilette. Il entra chez un fripier, et pour quelques dollars réussit à se donner des dehors fort convenables. Cela fait, il monta résolument la Côte Saint-Lambert, et peu après pénétrait dans l’édifice du N.Y. Life et se faisait conduire chez son frère.

A suivre...

samedi 5 octobre 2013

L’assassinat de la Vouivre Louis Pergaud Les Rustiques

Louis Pergaud Les Rustiques L’assassinat de la Vouivre

Stefan Zeromski Le vieux Jean-Claude avait eu son enfance bercée au récit des légendes de la Vouivre, en qui il croyait de toutes les forces de son âme.
Sa grand’mère lui avait affirmé, devant le poêle ronronnant et le chat mystérieux, quand sifflait la bise et tourbillonnait la neige, l’avoir vue de ses propres yeux, les soirs de clair de lune et les nuits d’étoiles, promener par les prés humides de la Moraie sa sveltesse robuste de serpent ailé. Dans les miroirs des flaques encadrées de prèles scintillaient les feux de son escarboucle de diamant qu’elle déposait à son côté avant de se pencher sur la nacre cristalline des ruisseaux pour s’y désaltérer selon le rite. Et la foi, bue avec les paroles de l’aïeule morte, s’était implantée si profondément en lui que toutes les railleries et les hochements incrédules des fortes têtes n’en avaient jamais eu raison.
Ah ! pouvoir lui ravir l’escarboucle, l’escarboucle qui eût assuré la fortune et la puissance au héros de cette fabuleuse aventure ! Nul audacieux des temps jadis n’avait osé le faire. La bête l’eût dévoré !
Jean-Claude, par ce soir d’automne, revenait du village voisin où il avait livré à un paysan, cultivateur comme lui, une génisse qu’il lui avait vendue. Ses écus de cinq livres, entassés dans un petit sac à plomb, se froissaient doucement sous la doublure de sa veste et caressaient son oreille de leur bruissement argentin.
Il sortit du bois du Chênois, longeant les prés humides d’Epenouse, où serpentaient des ruisselets grossis par les pluies froides des jours précédents. Les feuilles tombaient des arbres avec des crépitements grêles ; dans l’azur lavé, les étoiles scintillaient et le croissant gonflé d’un premier quartier de lune s’avivait à l’occident. Il allait arriver à la source de la Moraie et songeait en lui-même :
— Oui, ils l’ont vue jadis et elle existe toujours, bien sûr ; mais elle se cache, car elle sait que les hommes ont maintenant des fusils, qu’ils ne craignent plus ni dieux ni diables et que sa force et son agilité n’auraient raison de leur adresse et de leur avarice !
» Ah ! lui ravir l’escarboucle !
» Voilà pourtant les lieux qu’elle hantait jadis. Elle a rôdé sous ces saules, elle s’est mirée à ce ruisseau et elle y revient sans doute encore de temps à autre, par les nuits sombres et les bises d’hiver. C’était son endroit favori ; la « mémé » m’a tant dit qu’elle préférait notre Moraie aux étangs croupissants de Chambotte et à la rivière de Brémondans.
» Mais…
Et Jean-Claude sentit ses jambes s’amollir et flageoler sous lui.
Derrière le premier rideau de saules que les rayons de lune trouaient de leurs ciseaux d’argent, un objet énorme, comme un diamant fantastique, scintillait, jetant tout à l’entour des feux blancs éblouissants. Et il lui sembla que quelque chose avait craqué par derrière.
— C’est elle, mon Dieu ! pensa Jean-Claude.
Cinq cents mètres à peine le séparaient du village ; il les franchit en cinq minutes et vint pousser violemment l’huis du grand Baptiste, chez qui les amis s’étaient rassemblés pour la première veillée.
— La Vouivre ! cria-t-il, j’ai vu la Vouivre !
Tous le fixèrent avec des yeux ronds.
Mais la foi débordait des yeux de Jean-Claude ; il n’eut pas de peine à les convaincre et à briser le léger vernis d’incrédulité vantarde derrière lequel voulaient s’abriter leur ignorance naïve et leur candeur puérile.
— Pourquoi pas ? après tout ! On voit tant de choses si bizarres et plus incompréhensibles.
Mais Jean-Claude poursuivit :
— Nous allons prendre des fusils et la cerner ; nous la tuerons et son escarboucle nous fera tous riches !
Personne ne discuta. Un rêve de lucre plana sur l’assemblée.
Deux minutes après, les tricots boutonnés, les gros brodequins lacés, ils étaient prêts à partir, le fusil à la main.
Le plan d’attaque était simple.
On allait remonter la Moraie en profitant de l’abri des buissons, s’espacer à gauche pour lui couper la retraite sur les bois de Valrimont et se rabattre en demi-cercle vers l’endroit désigné par Jean-Claude. Il n’y aurait de libre que l’espace découvert assez restreint du couchant par où, si elle voulait fuir, on pourrait la tirer avec des chances de l’atteindre.
Narcisse, le chasseur, un des meilleurs fusils du canton, tirerait le premier.
Dévalant la combe des prés, les tirailleurs, en grand silence, s’égaillèrent sous le clair de lune.
Sans bruit, au centre, Jean-Claude rampait près de Narcisse ; ils allaient lentement, comme englués dans la brume. À côté d’eux, le ruisseau chantait sur les graviers, élevant la voix aux tournants comme pour appeler les petits flots retardataires qui musaient aux berges ; la nuit était limpide et le croissant de lune brillait clair dans l’azur noirci.
À quarante pas de l’endroit où il avait vu la bête, dix minutes auparavant, Jean-Claude serra le bras de Narcisse, murmurant d’une voix basse comme le souffle d’un mourant :
— La vois-tu ?… Là-bas, derrière !
Narcisse pencha la tête en avant, les sourcils froncés, les yeux fixes, sa longue barbe noire, raide et comme figée.
C’était vrai ! Là-bas quelque chose brillait intensément et cette clarté mystérieuse ne pouvait provenir d’une source naturelle de lumière.
Vers la gauche, une branche craqua : les autres étaient proches.
— Attention ! Elle va se sauver ! Vois, ça remue, bredouilla Jean-Claude.
Le profil de bouc de Narcisse s’inclina sur le canon du Lefaucheux à deux coups chargé de chevrotines.
Une détonation formidable fit tressauter la nuit et il y eut comme un bond désespéré à côté de l’escarboucle, qui sembla pâlir un peu.
Au même moment, une rafale de coups de feu ravagea le silence : les autres tiraient aussi.
— En avant ! rugit Narcisse, qui avait remplacé sa cartouche vide.
— En avant ! rugirent les autres, en formidable écho.
Malgré l’enthousiasme de leurs cris, pas un n’apparut, et Narcisse avança seul, très prudemment d’ailleurs, le fusil à l’épaule, prêt à faire feu. Jean-Claude, à trois pas derrière lui, tremblait d’émotion et de peur.
Le vieux chasseur arriva sur le lieu du massacre. Un éclat de rire homérique le secoua de la tête aux pieds.
À côté d’un fond de bouteille cassé en mille morceaux et qui scintillait à la lune, un grand lièvre, criblé de plombs, gisait, saignant, les membres cassés, la tête trouée, les tripes hors du ventre.
Rassurés par le rire de Narcisse, les autres surgirent enfin lentement des buissons voisins et s’approchèrent à leur tour.
Un peu honteux de s’être laissé prendre au mirage facile du rêve de lucre et à la fascination de la légende ancienne, ils essayaient de s’excuser, alléguant leur incrédulité intérieure et leur passé de gens à qui on ne la fait pas.
— Tout de même, trancha Narcisse, on fera bien de n’en rien dire, les gens des alentours se ficheraient de nous. Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de manger l’oreillard.
Comme les émotions de cette nocturne équipée avait affamé les traqueurs, ce fut ce même soir qu’on leva le cuir du lièvre et qu’on le mit à la casserole. Jean-Claude fut condamné à fournir la sauce et à payer quatre litres au lieu de deux pour apprendre à vouloir en conter aux camarades et aussi pour arroser le bon marché qu’il avait fait en vendant sa génisse.
Et voilà pourquoi maintenant les gens de Bémont-en-Comté, quand on leur parle de la Vouivre, hochent la tête et clignent de l’œil d’un air entendu et un peu narquois en vous disant :
— La Vouivre, il y a beau temps qu’on l’a tuée !

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