samedi 19 octobre 2013

La rafale par Sylva Clapin 3 et 4

III
L’avocat Dutras, très élégant, la barbe luisante, donnait un ordre par téléphone, avant de se rendre au Palais, à l’instant où Jean se présenta. De surprise et d’effarement, sa voix s’étrangla, car il n’avait pas été prévenu de la sortie de l’ex-forçat. Il eut un geste de terreur, à la pensée que les clients attendant d’être introduits eussent pu reconnaître le nouveau venu, et il le poussa brusquement dans un cabinet, où il entra à son tour après avoir fermé la porte derrière lui.
Jean avait tendu la main à son frère, les yeux remplis d’une muette supplication. Sans paraître remarquer cette main humblement offerte, l’avocat était passé derrière une table, comme pour mieux marquer la distance le séparant de l’ex-forçat. Puis, s’étant croisé les bras il lui dit
– Ainsi, te voilà revenu ?
La tête basse, Jean balbutia :
– Oui, je suis sorti hier.
L’avocat reprit d’une voix blanche, où perçait une colère contenue :
– Et ta première visite a été pour moi. Je ne t’en remercie pas, car je n’ai déjà eu que trop de difficultés, il y a cinq ans, à me tenir à flot, et à convaincre le public qu’il n’y avait pas, dans notre famille, que des canailles de ton espèce.
Jean avait pâli sous l’outrage, et cherchait ses mots pour répondre. Sans lui en laisser le temps, son frère venait de sortir de sa poche une liasse de papier-monnaie. Il y choisit deux billets de dix dollars et les jeta à Jean en lui criant avec emportement :
– Voilà, sans doute, ce que tu es venu chercher. Prends cela, et que je ne te revoie plus.
Jean prit les deux billets, les roula en boule et les lança à l’autre bout de la pièce. Puis, il dit tranquillement :
– Je venais te demander conseil, non la charité. Tu as raison, je ne te reverrai plus. Adieu.
Et il sortit, le dos subitement voûté de dix ans.
IV
Il descendit la rue Saint-Sulpice, déboucha sur les quais, et s’accoudant au parapet faisant face à la Douane, il se perdit en une longue contemplation du va-et-vient du port.
Ainsi donc, son frère avait dit vrai. Il ne pouvait plus être maintenant qu’une source de honte et d’embarras pour les siens. Jamais le stigmate du forçat, qu’il sentait à son front comme une brûlure, ne disparaîtrait.
Il s’achemina vers le marché Bonsecours, et, entrant en passant dans un cabaret fréquenté par des matelots, se fit servir à dîner. C’était, là-dedans, un tapage assourdissant de cris et de rires, mêlé d’accords grêles de piano et d’éclats de cornet à pistons, et les servantes, pauvres femmes avachies par tous les métiers, avaient fort à faire pour répondre aux clients.
Son dîner pris, il retourna regarder le mouvement des navires, descendant les quais jusqu’à Notre-Dame de Bonsecours, dont la Vierge d’or aux bras tendus sur le fleuve semblait, dans la poussière et la fumée traversées de soleil, planer à vide, les pieds plongeant dans un nuage vermeil. Puis il revint au cabaret où il avait dîné, et se mit à boire jusqu’au soir, dans sa hâte d’oublier, surtout de ne pas sentir la brûlure le tenant au front. Au surplus, la main de fer de son frère avait achevé de le jeter dans l’ornière. Il était là, en ce moment, à sa place, dans ce caboulot de bas étage, côte à côte avec les écumeurs venus de tous les points du globe. Il aurait beau essayer de remonter les rues menant au cœur de la ville, toujours la tare impitoyable le rejetterait au fleuve, en marge de la société, comme une épave.

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