samedi 26 octobre 2013

La rafale par Sylva CLAPIN 5, 6 et 7

V
Pendant cinq longues semaines, Jean Dutras oublia ainsi qu’il existait. Puis un jour vint où, ses ressources étant épuisées, il lui fallut se chercher du travail. Septembre s’avançait et le mouvement du port se faisait plus intense que jamais. Aussi Jean n’éprouva-t-il aucune difficulté, avec sa solide carrure, à se faire agréer comme débardeur sur les quais Allan.
Mais autre chose fut de se maintenir en place. Quelques jours s’étaient à peine écoulés que Jean surprenait autour de lui, parmi ses compagnons, toutes sortes de chuchotements mystérieux. Visiblement, on le fuyait, et c’était à qui pouvait éviter de se trouver de corvée avec lui. Enfin, l’éclat se produisit. Sur une remarque du contremaître, un débardeur ayant répliqué qu’il n’aimait pas travailler avec du gibier de prison, Jean vit rouge et d’un formidable coup de poing ôta à son insulteur toute envie de recommencer. Puis, tenant à distance, de son air résolu, le reste des débardeurs, lentement il s’éloigna.
Il passa à une autre équipe, et s’acharna au travail, mettant comme une sorte de rage à se cramponner à l’existence honnête qu’il s’était promis de suivre. Et, toujours, sur une dénonciation, ses compagnons le forçaient, par une vexation incessante, à quitter la place et à s’en aller plus loin.
Ainsi rejeté, de main en main, comme une balle, il en était arrivé, un certain jour d’octobre, à se demander s’il ne ferait pas mieux de se laisser choir tout bonnement dans le fleuve, à la faveur de la première nuit noire qui se présenterait, quand il apprit qu’un navire chargé de bétail, et qui partait le lendemain, était à court de bouviers, pour la traversée. Il se fit embaucher et partit pour l’Angleterre. Pendant les deux semaines que dura le voyage, il connut toutes les horreurs de la vie de bouvier, sur une mer démontée, mangeant une nourriture infecte et vivant dans des puanteurs sans nom. Du moins, cette fois, ses compagnons, des inconnus ne parlant que l’anglais, ne lui infligèrent aucune persécution.
De retour à Montréal au bout d’un mois, Jean reprit du travail sur les quais. Mais les navires se faisaient rares maintenant, aux approches de l’hiver. Les chômages étaient fréquents, et sa paie de bouvier eut tôt fait de se dissiper. Il dut se livrer aux pires besognes, se faisant tour à tour balayeur et porte-faix au marché Bonsecours. À diverses reprises, il avait tenté de lutter, cherchant un point solide dans la boue où il s’enlisait de plus en plus, mettant surtout ses efforts à fuir les quais, à monter vers la grande percée frayée à travers la ville par la rue Notre-Dame. Un moment il crut avoir atteint son but, en se faisant accepter pour conduire la voiture de livraison d’une épicerie. Mais son patron le remercia sèchement de ses services au bout d’une semaine, et il comprit que, de nouveau, on l’avait dénoncé, et que, quoi qu’il pût faire, toujours la ville le rejetterait à l’eau, sans plus de souci de cette loque humaine que des immondices roulées dans le torrent de ses égouts.
VI
Et c’est alors que, toutes ses résolutions croulant l’une après l’autre, une pensée commença de germer dans sa tête, et finit par l’envahir tout entier. Puisque la société ne voulait pas de lui, il déclarerait la guerre à la société. Voleur il s’était fait, voleur il redeviendrait, et cette fois, avec l’adresse qu’il saurait y mettre, jamais on ne le repincerait.
Dans un village situé à quelque trente ou quarante milles de Montréal, Jean se rappelait avoir déjà séjourné deux semaines en villégiature, alors qu’il était au collège, et s’être lié d’amitié avec l’un des commis du bureau d’enregistrement. Plusieurs détails de la routine de ce bureau lui étaient devenus familiers. Il se souvint que, la nuit, personne ne restait là, et que la maison la plus rapprochée était une auberge distante d’au moins un demi-arpent. Il était entré dans la voûte de sûreté et il savait, pour l’avoir entendu dire, que les portes n’offriraient aucune résistance sérieuse à une effraction bien conduite. Enfin, il se rappelait que les recettes de chaque jour étaient déposées en un certain coin de cette voûte, et que le chiffre en était surtout élevé chaque samedi. Évidemment, si les choses étaient toujours dans le même état, un homme résolu ne pouvait avoir là que beau jeu ; et comme le bureau restait fermé le dimanche, Jean décida, afin qu’il pût s’écouler plus de temps avant la découverte du vol, de tenter le coup un samedi, et si possible, dès le samedi suivant, qui cette année-là tombait précisément la veille de Noël.
Ce fut dans ces dispositions qu’une lettre lui parvint venant de son père, et écrite déjà depuis longtemps. Adressée à son frère Félix, cette lettre était allée de place en place, et enfin avait fini par lui être remise dans le bouge où il logeait. En quelques mots d’une grosse écriture tremblée, que Jean eut bien de la peine à déchiffrer, son père lui faisait dire qu’il avait fait prendre pour lui des renseignements auprès du curé d’une paroisse du Manitoba, dans une partie reculée de cette province, et qu’il lui fournirait au besoin les moyens de s’établir sur une petite terre.
Jean eut dans les yeux, à la lecture de cette lettre, l’expression d’amère incrédulité de tous les malheureux à qui la branche de salut, à une période critique de leur vie, est tendue trop tard. Surtout, en son cœur ulcéré, persistait un sentiment de vengeance contre son frère Félix, contre celui qu’il accusait de l’avoir, par son mépris, rejeté à la boue, quand une simple poignée de main aurait pu le faire remonter à la lumière. Ah ! il avait voulu, cet homme posé dont tous les journaux parlaient comme destiné à un grand avenir, faire le geste infâme qui le bannissait à jamais, lui Jean, parmi les criminels. Eh bien ! on verrait.
VII
Au sortir de la gare, par cette fin d’après-midi, Jean eut tôt fait de reconnaître, avant d’arriver à la grande rue du village, la masse trapue du bureau d’enregistrement, et tout à côté la même auberge où il entra sans plus tarder, en se faisant passer pour un acheteur de denrées agricoles. Du reste, la place regorgeait de monde, la buvette surtout ne désemplissait pas en cette veille de Noël, et l’arrivée du nouveau voyageur passa inaperçue.
Sitôt la nuit venue, Jean s’accouda en un coin de la salle d’où il pouvait avoir vue sur le bureau d’enregistrement. Une lumière brillait encore au rez-de-chaussée. Sans doute, le receveur occupé à vérifier l’encaisse de cette lourde journée. Cette lumière, enfin, s’éteignit. Tout allait bien. Il n’y avait plus qu’à attendre l’instant le plus favorable, qui serait sans doute quand la messe de minuit aurait réuni tout le village à l’église.
Vers onze heures, il sortit, après s’être bien assuré qu’il avait sur lui les instruments et explosifs dont il pourrait avoir besoin pour mener son effraction à bien. La nuit était sans lune, mais froide et claire. Au bleu profond du ciel, la Voie lactée tendait sa longue écharpe diamantée. Des sonneries de carrioles s’égrenaient un peu partout, convergeant vers l’église, dont la grande ombre, dressée sur une éminence, soudain s’éclaira aux approches de l’heure. Puis l’airain, enfin, résonna, envoyant aux échos ses notes vibrantes, qui voletaient au loin soulevées d’allégresse.
Jean était entré dans l’église, un peu par désœuvrement, puis aussi pour se réchauffer, car son maigre paletot le défendait mal contre le froid. C’était une vieille église, aux murs simplement crépis à la chaux et plafonnée de lourdes solives. De rares lampes à pétrole mettaient par toute la nef comme une sorte de lueur diffuse, et là-bas, tout au fond, à côté du maître-autel, était le rayonnement de cierges entourant le berceau de l’Enfant Dieu.
La messe commençait, accompagnée des roulements berceurs de l’orgue. Soudain, le « Çà, bergers, assemblons-nous » éclata, entonné par un chœur de voix d’hommes, et, du coup, ce fut chez Jean, à l’appel de ces voix, une vision de son enfance, sous le vieux toit familial. Il ne se pressa pas de sortir, gagné peu à peu par une molle langueur, se reprenant à la nouveauté d’un spectacle qu’il n’avait pas vu depuis longtemps ; bien au chaud, du reste, dans l’ombre d’un pilier, où il restait encore plus seul avec lui-même.
Puis ce fut le tour de cet autre vieux cantique toujours si populaire au Canada, « Il est né, le Divin Enfant ». De nouveau, Jean sentit en lui l’afflux des souvenirs d’antan, et il s’enfonça plus profondément dans l’ombre du pilier, comme pour mieux cacher à tous le trouble qui voilait ses yeux.
La messe se poursuivait toujours, et c’était, à mesure que se précisait le Divin Mystère, comme un halètement de cette foule recueillie. Enfin, à l’offertoire, et après un léger prélude de l’orgue, une simple voix de toute jeune fille, presque une enfant, acheva l’œuvre de rédemption où allaient sombrer les mauvais jours de Jean. Douce et flûtée, et cependant fouillant jusqu’aux moindres coins de la nef, la voix disait « Les anges dans nos campagnes », ce chant d’une merveilleuse simplicité dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Le souffle harmonieux enveloppa Jean tout entier, lui courant sur la nuque en frissons sous lesquels, malgré lui, sa tête se baissa, et le faisant de plus en plus se courber, comme ployant sous le coup de vent d’une rafale. Ses épaules s’agitèrent en petits sursauts, et brusquement, n’en pouvant plus, il s’abattit, s’écroula plutôt sur les genoux, la tête en ses deux mains, et il sanglota doucement.
Et c’était bien, en effet, une rafale qui venait de passer, emportant les derniers miasmes, et laissant à leur place des souffles puissants et purs comme ce grand air des prairies de l’Ouest où Jean allait désormais se reprendre à l’existence.
Sylva CLAPIN, Contes et nouvelles.

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