samedi 24 mars 2012

Tristan et Iseut (2)

L’histoire de Tristan et Iseut (ou Iseult, Yseut, Yseult) a traversé les siècles pour intégrer la littérature. Elle est d’origine celtique, mais ce sont les poètes normands qui en ont fait les premières rédactions qui nous sont conservées.

Herbert James Draper (1863–1920) Tristan et Iseult 1901 https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEh41It6Gliipyh9fBGXDZrLtp4UQ93Hi_CvMCD3gMfhprXCZTmCquKGJCkWhiaiyl3jaQe6lXgMcuKk-yx_Nml-QM61QzohtiFrr7VvWZ9sTepmIt90HfhhNmeMczojnuYI9oTammkFjVte/s1600-h/Draper_Tristram&Yseult-study_100.jpg This image (or other media file) is in the public domain because its copyright has expired.

Origine du mythe
Les textes
Issue de la tradition orale, la très populaire histoire de Tristan et Iseut fait son entrée dans la littérature écrite au XIIe siècle. Plusieurs textes différents ont vu le jour, dont les célèbres versions de Béroul et de Thomas d'Angleterre, certains ont été malheureusement perdus comme celui de Chrétien de Troyes, aucun de ceux qui nous sont parvenus n'est intégral. Entre 1900 et 1905, Joseph Bédier a reconstitué une version « complète » de la légende à partir de Béroul, Thomas d'Angleterre, Eilhart von Oberge et de fragments anonymes. Son ouvrage a fait redécouvrir l'histoire et est devenu la version de référence pour les lecteurs non spécialistes du XXe siècle.

The woodcut from the legend Tristan and Isolde. 1484 Kay Körner, Dresden (Saxony) Woodcut:Anton Sorg from AugsbourgThis image (or other media file) is in the public domain because its copyright has expired.

Le Roman de Tristan est l'œuvre du Normand Béroul. Les critiques diffèrent sur la date de sa rédaction. La version communément admise est que la première partie (jusqu'au réveil dans le Morrois) date de 1170, et que la deuxième partie a été rédigée plus tardivement. Incomplet, le manuscrit conservé est une copie de la fin du XIIIe siècle. Il constitue ce qu'on appelle généralement la « version commune » de la légende de Tristan.
Le Tristan de Thomas d'Angleterre date de 1175. On l’a baptisé « version courtoise », en raison de la profondeur du développement de la psychologie des personnages. Cependant, la matière même du mythe de Tristan fait que cette version s’inscrit en opposition avec nombre de codes de la tradition courtoise.
Deux manuscrits racontent un épisode où Tristan s’est déguisé en fou pour revoir Iseut ; ils s’appellent tous deux Folie Tristan. La Folie Tristan d’Oxford est généralement rattachée au roman de Thomas et la Folie Tristan de Berne à la version dite commune de Béroul.
Marie de France traite aussi cette histoire dans le Lai du Chèvrefeuille. Il a sans doute été composé entre 1160 et 1189.

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Lanzelet de Ulrich von Zatzikhoven, écrit vers l'an 1200, où Tristan est un chevalier de la cour d'Arthur.
Dans Le Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu, écrit également vers 1200, Tristan organise, avec le Roux de Montescler, le tournoi de Valedon, où s'illustrent de nombreux chevaliers, dont Tristan lui-même, Gauvain et surtout Guinglain, le fils de Gauvain.
Le poète allemand Eilhart von Oberge compose entre 1170 et 1190, en grande partie d'après Béroul, la première version de l'histoire en moyen haut allemand, Tristrant.
Le poète allemand Gottfried von Strassburg a composé un Tristan und Isolde vers 1210, sans doute inspiré de la version de Thomas d’Angleterre.
La saga de Tristan et Iseut, écrite en 1226 par Frère Robert à l'intention du roi Håkon IV de Norvège, est un récit complet reprenant de nombreux éléments du Tristan de Thomas d'Angleterre et du Roman de Tristan de Béroul, auxquels ont été ajoutées quelques traces de mythologie scandinave.
Le Roman de Jaufré (Anonyme, début du XIIIe siècle), fait évoluer le personnage de Tristan pour en faire un chevalier de la Table Ronde, à la cour du roi Arthur.
Dans le Tristan en prose (Luce del Gat et Hélie de Boron, deux chevaliers-écrivains, XIIIe siècle) et le cycle Post-Vulgate qui le reprend en partie, Tristan participe à la Quête du Graal.
Version anglaise de Thomas Malory, The Book of Sir Tristram de Lyones (aussi appelé Le Morte D'Arthur, XVe siècle)


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Une origine celtique

L’origine de l'histoire est incertaine, mais la légende serait pour une bonne partie due aux apports de différents peuples celtes (dont les Gallois, les Cornouaillais, les Bretons armoricains) de l’aire culturelle brittonique. Certains critiques comme Bédier, Golther ou Schoeperle situent le texte initial de la légende dans la première moitié du XIIe siècle, d’autres comme Carney le font remonter au VIIIe siècle. Cependant, l’existence même d’un premier récit unique et complet à la base de ceux qui nous ont été conservés est sujette à caution. La légende ne s'est probablement pas constituée en une seule fois, mais développée progressivement de manière orale et transmise de génération en génération, puis au fil des réécritures, des réinterprétations, et d’enrichissements ou déformations culturels ou géographiques. En se fondant notamment sur les éléments les plus archaïques de la légende, on peut cependant supposer que les bardes gallois, à l'origine des premiers écrits connus sur Tristan (les triades), se sont eux-mêmes inspirés d'une légende de la littérature celtique, qui a pour protagonistes les amoureux Diarmaid et Grainne. Nombre de motifs présents dans cette légende se retrouvent dans les récits de Tristan. On a aussi pu donner comme autre source du mythe la légende de Deirdre et de Noise.

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Influence des romans antiques
Même si les motifs de Tristan sont directement liés à ceux de mythes celtiques, il est difficile d’établir des relations entre les romans antiques et les romans de Tristan, notamment celui de Thomas. En effet, les caractéristiques les plus originales de ce dernier par rapport à la version commune, comme la multiplication des monologues et des commentaires au détriment du récit pur, semblent empruntées au roman antique. Elles sont la base d’une réflexion sur l’amour au sein même du roman qui se rapproche des préoccupations de certains romans antiques. Surtout, et ici de façon plus générale, les romans de Tristan, même si aucun n'est complet, retracent le parcours du héros de sa naissance jusqu’à sa mort. Ils se caractérisent par ce que Baumgartner appelle dans son étude Tristan et Iseut : de la légende aux récits en vers une « structure biographique » qui calque « le temps du récit sur le modèle du temps humain ». Cette structure est héritée en droite ligne des romans antiques.

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Les romans de Tristan et la tradition courtoise
La présence du terme de fin'amor dans le manuscrit de Béroul comme celle d’un véritable discours sur l’amour chez Thomas peuvent induire en erreur et amener à rapprocher trop rapidement les romans de Tristan du genre du roman courtois. La différence majeure tient à ce que dans la tradition courtoise, le désir est unilatéral (de l’homme vers la femme objet de désir) et est absolument maîtrisé et canalisé dans le but de produire le discours amoureux qui constitue la matière même de l'œuvre. Or ce qui fonde les romans de Tristan et au-delà la légende même de Tristan et Iseut, c'est l’incapacité des deux amants à maîtriser leur désir. Quand le désir dans la tradition courtoise est fécond parce qu’il n'est jamais réalisé et permet au poète de chanter son amour, le désir dans les romans de Tristan, en raison du philtre, est toujours déjà réalisé, et constitue une source d’angoisse plus qu’un sujet d’exaltation. Au culte du désir de la tradition courtoise les romans de Tristan substituent l’image d'un désir destructeur, qui constitue même un contre-modèle dont on doit détourner les jeunes générations. Le récit de cette passion funeste doit chez Thomas prévenir les nouveaux amants.
Encuntre tuiz engins d'amur !
(Contre tous les pièges de l'amour). Cependant, une interprétation purement négative du désir dans les romans de Tristan serait biaisée ; on peut également voir dans la mort des amants la réalisation suprême d’un amour qui dépassait nécessairement les bornes du monde des hommes. Il reste que le désir dans les romans de Tristan est, contrairement à sa position dans les romans courtois, à la fois réciproque et impossible à maîtriser.

Edmund Blair Leighton (1853–1922) 1902 huile sur toile 128,52 × 147,32 cm Collection particulière Art Renewal Center Museum, image 13495.Autorisation Public domain.

La légende
Ce résumé n’est qu’une courte synthèse tant la légende connaît de versions et de développements différents, parfois contradictoires.

Rivalen, roi de Loonois a épousé Bleunwenn (nom breton signifiant «’’Blanche-Fleur’’ »), la sœur de Marc’h, roi de Cornouaille en Armorique. Il confie sa femme à son maréchal Rouhault. Plus tard, Rivalen se fait tuer par son ennemi, Morgan, lors d'un guet-apens, avant la naissance de Tristan. Il faut noter que Blanchefleur, la mère de Tristan, meurt peu après l'accouchement.
Tristan est alors recueilli chez son oncle, le roi Marc, et y réside pendant plusieurs années.


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L’enfant est recueilli et élevé par son oncle, le roi Marc’h, en Bretagne armoricaine. Ce dernier devait s’acquitter du paiement d’un tribut auprès du roi d’Irlande. Quelques années plus tard, Tristan décide d’en finir avec cette coutume et quand il arrive dans l’île, il doit combattre le géant Morholt, le beau-frère du roi. Tristan reçoit un coup d’épée empoisonnée, mais il blesse mortellement le géant qui, dans un dernier souffle, lui indique qu’Iseut, la fille du roi, a le pouvoir de neutraliser le poison. La jeune fille guérit Tristan de ses maux sans qu’elle sache qu’il a tué son oncle Morholt. Une fois rétabli, il reprend la mer et retourne près de son oncle.

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Marc’h souhaite que son neveu lui succède à la tête de la Cornouaille, mais des seigneurs s’y opposent, préférant une succession directe. Le roi décrète qu’il épousera celle à qui appartient le cheveu d’or, déposé le matin même par un oiseau. Tristan se souvient d’Iseut et suggère une ambassade auprès du roi d’Irlande. À peine débarqué, surgit un terrible dragon qu’il doit combattre et occire non sans avoir été blessé. Pour la seconde fois, il est soigné par la fille du roi. Iseut voit que l’épée du chevalier porte une marque qui correspond à un morceau de fer, retrouvé dans le crâne de Morholt ; elle comprend que c’est Tristan qui a tué son oncle, mais renonce à toute idée de vengeance. Il s’acquitte de sa mission et le père accepte que sa fille épouse le roi de Cornouaille, ce qui est une manière d’effacer les différends entre les deux royaumes. Iseut éprouve quelque ressentiment du peu d’intérêt que lui manifeste Tristan, mais s’embarque pour la Bretagne.

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La reine d’Irlande remet un philtre magique à Brangien, la servante d’Iseut qui est du voyage. Il est destiné aux nouveaux mariés le soir de leur nuit de noces. La puissance du philtre est telle qu’après absorption, les amants sont éternellement épris et heureux, et qu’une séparation leur serait insupportable, voire fatale. Durant la navigation entre l’île et le continent, par une chaude soirée de la Saint-Jean, croyant se désaltérer avec de l’eau, Tristan boit du breuvage magique et en offre à Iseut. L’effet est instantané. En dépit de ce nouvel amour indéfectible, la jeune fille épouse le roi Marc’h, mais le soir des noces, c’est la servante Brangien (la servante irremplaçable, vraie magicienne) qui prend place dans le lit du roi car elle est toujours vierge, ce qui n’est pas le cas d’Iseut, laquelle va se glisser dans les draps de son mari (qui lui aussi a bu le philtre et est donc amoureux aveugle) au petit matin après avoir passé la nuit dans les bras de Tristan.

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 Après de multiples péripéties, les amants prennent la fuite et se réfugient dans la forêt sombre et impénétrable du Morrois, fuyant toute âme qui vive. Au bout de trois ans, comme l’avait décidé la reine d’Irlande, mère d’Iseut, la magie du philtre s’éteint le jour de la Saint-Jean. Après un long temps de recherche, le roi les surprend endormis dans la grotte qui les abrite, l’épée de Tristan plantée dans le sol entre eux deux. Le roi pense qu’il s’agit d’un signe de chasteté et respecte la pureté de leurs sentiments. Il remplace l’épée par la sienne, met son anneau au doigt d’Iseut et s’en va. Au réveil, ils comprennent que le roi les a épargnés et leur a pardonné. Le charme ayant cessé d’agir, ils conviennent à « gran dolor » de se séparer, Iseut retourne près du roi Marc’h. Mais si après trois ans ils ne s’aiment plus de manière magique, ils continuent cependant à s’aimer de manière « humaine » avec maintenant le venin de la jalousie qu’ils n’avaient pas connu avant.

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Le roi Marc reprend sa femme en grand honneur mais bannit néanmoins Tristan à cause de la jalousie de certains de ses barons. Après avoir longuement hésité Tristan s’en va dans l’île de Bretagne où il finit par épouser Iseut aux mains blanches, dont la beauté et le nom (qui a un caractère magique) lui rappelle celle d’Iseut la blonde. Son occupation principale est la guerre et lors d’une expédition, il est gravement blessé. 

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Une fois de plus, seule Iseut la Blonde peut le sauver. Il la fait réclamer en convenant que le bateau revienne avec une voile blanche si elle accepte de le secourir. Iseut arrive alors dans un vaisseau à la voile blanche, mais l’épouse de Tristan, Iseut aux Blanches Mains qu’il n’a jamais « honorée », malheureuse de jalousie, lui annonce que la voile est noire. Se croyant abandonné par celle qu’il aime, il se laisse mourir (ou se tue d’un coup d’épée). Iseut la blonde, arrivée près du corps de Tristan, meurt à son tour de chagrin. Le roi Marc’h prend la mer, ramène les corps des amants et les fait inhumer en Cornouaille, l’un près de l’autre. Une ronce pousse et relie leurs tombes. D’autres disent que c’est un rosier qui fleurit sur la tombe d’Iseut et une vigne qui orna celle de Tristan, et tant ils sont liés l’un à l’autre que quiconque ne sut et ne saura les séparer.


 Tristan et Iseut à la fontaine, épiés par le roi Marc, détail d'un panneau de coffret. Ivoire, Paris, 1340-1350. H. 6 cm (2 ¼ in.) Musée du Louvre Department of Decorative Arts, Richelieu, first floor, room 3. Musée du Louvre, Département des Arts décoratifs, France Numéro d'inventaire     OA 10958 Mode d'acquisition Purchase, 1983 Source/Photographe Jastrow (2006) Domaine publique

Écrits contemporains
Tristran, poème de Gérard Cartier (Obsidiane, 2010), restitue l’ambigüité que les altérations du temps donnent aux anciens manuscrits. L'auteur interprète librement la légende, transportée à la fin du dernier siècle, au milieu de la crise irlandaise qui secoue alors le Royaume-Uni : mais seul importe l’amour sauvage et désespéré unissant les amants, qui ne peut se résoudre que dans la mort : Ils veulent subir cette passion qui les blesse / Et que toute leur raison condamne...

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Yann Brekilien, dans son roman Iseult et Tristan (noter l’inversion des prénoms), replace l’histoire dans son contexte mythologique afin de montrer le mythe dans son sens primitif. Il redonne à Iseut la place qu’avait la femme celte dans la société, c’est-à-dire l’égale de l’homme (voir la reine Medb qui déclenche la Razzia des vaches de Cooley, pour égaler en patrimoine son époux, le roi Ailill). Elle est l’initiatrice de la fuite avec son amant, affirmant son indépendance, ce qui était inconcevable pour les trouvères normands.

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La restitution de René Louis est aussi très intéressante dans la mesure où l'auteur a adopté un point de vue plus archaïque, moins courtois, moins chrétien aussi, en un mot plus celtique que celui de Joseph Bédier. Ceci apparait particulièrement dans le chapitre nommé Le serment ambigu - où c'est la ruse d'Iseut et plus encore celle de Brangien qui est à l'œuvre, et non Dieu comme dans Bédier avec le fer rouge - ainsi que dans l'épisode de L'eau hardie qui renvoie directement à la tradition irlandaise à travers le conte de Diarmaid et Grainne. N'oublions pas que Iseut est la fille du roi d'Irlande, que son frère le Morholt est un géant, et sa mère une magicienne experte en boires herbés. Or Iseut a appris la science de sa mère. Quand à la fin, Tristan blessé la requiert c'est par amour bien sûr mais aussi parce qu'elle est la seule à pouvoir trouver le remède à la blessure empoisonnée (comme la Reine d'Irlande l'avait fait des années auparavant avec la blessure qu'il avait subie du Morholt). Iseut est un des plus beaux exemples de ces femmes que nous montre la tradition celtique : femmes libres qui choisissent leur destin, dut-il les mener à la mort, et n'hésitant pas pour cela à user d'artifices puisque par essence, chez les Celtes toutes les femmes sont fées. 

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Très intéressants à ce sujet les notes et commentaires en fin d'ouvrage notamment à propos des rapports entre le philtre d'amour et la geis (parole aux vertus magiques) si prégnante dans la tradition irlandaise. Chez René Louis, Brangien la servante ne se trompe pas, elle sert le vin herbé en toute connaissance de cause (avec l'accord plein et entier d'Iseut) en prononçant bien haut "Reine Iseut, prenez ce breuvage qui a été préparé en Irlande pour le roi Marc !" Or Tristan n'entend rien. Ce qui montre également que Brangien est bien autre chose qu'une simple servante. Elle nous renvoie aux innombrables "pucelles" du cycle arthurien, toutes qualifiées de sages, preuses et avisées qui sont un avatar tardif des innombrables fées omniprésentes dans les mythes celtiques (voir Lunet dans Yvain de Chrestien de Troyes).

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Tristan et la musique
À partir de cette légende, Richard Wagner a composé un opéra intitulé Tristan und Isolde (création en 1865).
D’autres compositeurs ont brodé autour de ce mythe, dont Karol Szymanowski dans l’une des pièces de ses Masques, Tantris le bouffon, où Tantris, inversion de Tristan, se déguise en bouffon afin d’essayer d’approcher Iseut ; ce morceau est inspiré par la pièce de théâtre d’Ernst Hardt.
Ẁurdah Ïtah de Magma (bande originale du film Tristan et Iseult) en 1974.
Frank Martin a également composé un opéra intitulé Le Vin herbé, dont le livret est plus directement inspiré par la légende médiévale que le livret de Wagner.
Joel Cohen, Tristan et Iseult : une légende du Moyen-Age en musique et en poésie, enregistré en 1987 à Boston, Church of the Covenant, avec Andrea von Ramm (mezzo-soprano), Anne Azéma (soprano), Henri Ledroit (haute-contre), Ellen Hargis (soprano), Richard Morrison (baryton), William Hite (ténor), édité par Warner en 1989.
Bruno Giner composa en 2003 une musique de scène pour La Chambre aux images, spectacle pour conteur, flûtes à bec, viole de gambe et petites percussions, dont livret de Clément Riot est également directement inspiré par la légende médiévale
Jean-Louis Murat reprend l'histoire de Tristan et Iseut dans son album Tristan, sorti en 2008.

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Spectacle musical
2001 : Tristan et Yseult, légende musicale de Pierre Cardin

Filmographie
1911 : Tristan et Yseult d'Albert Capellani,
1920 : Tristan et Yseult de Maurice Mariaud, scénario de Franz Toussaint en collaboration avec Jean-Louis Bouquet,
1943 : L'Éternel Retour de Jean Delannoy, écrit par Jean Cocteau, avec Jean Marais et Madeleine Sologne,
1972 : Tristan et Iseult d’Yvan Lagrange (durée 1 heure) avec une musique du groupe Magma,
1998 : Le Cœur et l'Épée de Fabrizio Costa, non traduit ni diffusé en France,
2002 : Tristan et Iseut, film d'animation de Thierry Schiel,
2006 : Tristan & Yseult de Kevin Reynolds, avec James Franco et Sophia Myles, produit par Ridley Scott et Tony Scott

Bibliographie
Emmanuèle Baumgartner, Tristan et Iseut, De la légende aux récits en vers, Paris, P.U.F, 1993
Jean-Charles Huchet, Tristan et le sang de l'écriture, Paris, P.U.F, 1990
Jacques Ribard, Le Tristan de Béroul, un monde de l'illusion ?, in Du mythique au mystique. La littérature médiévale et ses symboles, Paris, Champion, 1995
Rougemont, L'amour et l'occident
Michel Zink, Introduction à la littérature française du Moyen Âge, Paris, Le livre de poche, 1993

Romans/récits
Yann Brekilien, Iseult et Tristan, Éditions du Rocher, Monaco, 2001, (ISBN 2-268-04007-0)
Joseph Bédier, Tristan et Iseut, Éditions Beauchemin, coll. « Parcours d'une œuvre », Montréal, 2001 (ISBN 2-7616-1228-0)
Jacques Chocheyras, Le Roman de Tristan et Iseut la Blonde, Cristel, Saint-Malo, 2002, (ISBN 2844210260)
Thierry Jigourel, Merlin, Tristan, Is et autres contes brittoniques, Jean Picoullec, Paris, 2005, (ISBN 2-86477-213-2)
René Louis, Tristan et Iseult, LGF - Livre de Poche, Paris, 1972, (ISBN 978-2253004363)
Gottfried de Strasbourg, Tristan, traduit du moyen haut allemand pour la première fois en vers assonancés par Louis Gravigny, Göppingen, Kümmerle Verlag, 2008, (ISBN 978-3-86758-00-7)

Bande dessinée
Xavier Josset, Frédéric Bihel, La quête de la fille aux cheveux d'or, Éditions du Lombard, coll. « Histoires et légendes », Bruxelles, 1991 (ISBN 2-8036-0908-8)
Chauvel, Lereculey, Simon, Arthur une épopée celtique, Tome 5 : Drystan et Esyllt, Éditions Delcourt, coll. « Conquistador », Paris, 2002 (ISBN 2-84055-806-8)

Gallica
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6000110d.r=.langFR.swf
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6000417b.r=.langFR.swf

Wikipédia

samedi 17 mars 2012

Jeune fille au gobelet. Encre, rehauts de couleurs et d'or sur papier. Iran, Isfahan, milieu du XVIIe siècle. Muhammad ‘Alî (signature) Musée du Louvre Department of Islamic art, Richelieu, lower ground floor, room 13 Source/Photographe Jastrow (2006) Cette image est dans le domaine public car son copyright a expiré.


Une miniatures que je trouve très belle
Je trie des photos de Hollande et je reviens vous voir bientôt.
Gros bisous à tous

lundi 12 mars 2012

La religion de Monsieur Pleur Léon Bloy

Léon Bloy Histoires désobligeantes

La Religion de Monsieur Pleur

Généralement, les individus qui ont excité mon dégoût en ce monde étaient des gens florissants et de bonne renommée. Quant aux coquins que j’ai connus, et ils ne sont pas en petit nombre, je pense à eux, à eux tous sans exception, avec plaisir et bienveillance.

Thomas de Quincey

à Paul Adam.

L’aspect de ce vieillard fécondait la vermine. Le fumier de son âme était tellement sur ses mains et sur son visage qu’il n’eût pas été possible d’imaginer un contact plus effrayant. Quand il allait par les rues, les ruisseaux les plus fangeux, tremblant de refléter son image, paraissaient avoir l’intention de remonter vers leur source.

Sa fortune, qu’on disait colossale et que les bons juges n’évaluaient qu’en pleurant d’extase, devait être cachée dans de furieux endroits, car nul n’osait hasarder une ferme conjecture sur les placements financiers de ce cauchemar.

Il se disait seulement que, diverses fois, on entrevit sa main de cadavre dans certaines manigances d’argent qui avaient abouti à des débâcles sublimes dont quelques éleveurs de grenouilles le supposaient artisan.

Il n’était pas juif, cependant, et lorsqu’on le traitait de « vieille crapule » il avait une manière douce de répondre : Dieu vous le rende ! qui faisait courir, sur l’échine des plus roublards, un léger frisson.

L’unique chose qui parût certaine, c’était que ce guenilleux effroyable possédait une maison de haut rapport dans l’un ou l’autre des grands quartiers excentriques. On ne savait pas exactement. Il en possédait peut-être plusieurs.

La légende voulait qu’il couchât dans un antre obscur, sous l’escalier de service, entre le tuyau des latrines et la loge du concierge que ce voisinage idiotifiait.

Ses quittances de loyer étaient, m’a-t-on dit, délivrées, par économie, sur des déchirures d’affiches que des locataires pleins d’entregent revendirent à des collectionneurs astucieux.

On racontait aussi l’histoire, devenue fameuse, d’une soupe fantastique trempée régulièrement le dimanche soir et qui devait le nourrir toute la semaine. Pour ne pas brûler de charbon, il la mangeait froide six jours de suite.

Dès le mardi, naturellement, cette substance alimentaire devenait fétide. Alors, avec les révérencieuses façons d’un prêtre qui ouvre le tabernacle, il prenait, dans une petite armoire scellée au mur et qui devait contenir d’étranges papiers, une bouteille de très vieux rhum vraisemblablement recueillie dans quelque naufrage.

Il en versait des gouttes rares dans un verre minuscule et se fortifiait à l’espoir de les déguster aussitôt après avoir englouti son cataplasme. L’opération terminée :

― Maintenant que tu as mangé ta soupe, disait-il, tu n’auras pas ton petit verre de rhum !

Et déloyalement, il reversait dans la bouteille le précieux liquide. Recommandable finesse qui réussissait toujours, depuis trente ou quarante ans.

Jamais un spectre ne parut être aussi complètement dénué de style et de caractère. Il avait beau ressembler par ses haillons, et sans doute, par quelques-unes de ses pratiques, aux youtres les plus conspués de Buda-Pesth ou d’Amsterdam, l’imagination d’un Prométhée n’aurait pu découvrir en lui le moindre linéament archaïque.

Le surnom de Schylock, décerné par de subalternes imprécateurs, révoltait comme un blasphème, tellement cet avare n’exprimait que la platitude ! Il n’avait de terrible que sa crasse et sa puanteur de bête crevée. Mais cela encore était d’un modernisme décourageant. Son ordure ne lui conférait la bienvenue dans aucun abîme.

Il ne réalisait, en apparence, du moins, que le Bourgeois, le Médiocre, le « Tueur de cygnes », comme disait Villiers, accompli et définitivement révolu, tel qu’il doit apparaître à la fin des fins, quand les Tremblements sortiront de leurs tanières et que les sales âmes seront manifestées au grand jour !

S’il pouvait être innocent de prostituer les mots, il aurait fallu comparer M. Pleur à quelque horrible prophète, annonciateur des vomissements de Dieu.

Il semblait dire aux individus confortables que dégoûtait sa présence :

― Ne comprenez-vous pas, ô mes frères, que je vous traduis pour l’éternité et que mon impure carcasse vous reflète prodigieusement ? Quand la vérité sera connue, vous découvrirez, une bonne fois, que j’étais votre vraie patrie, à tel point que, venant à disparaître, la pestilence de vos esprits me regrettera. Vous aurez la nostalgie de mon voisinage immonde qui vous faisait paraître vivants, alors que vous étiez au-dessous du niveau des morts. Hypocrites salauds qui détestez en moi le dénonciateur silencieux de vos turpitudes, l’horreur matérielle que je vous inspire est précisément la mesure des abominations de votre pensée. Car enfin, de quoi pourrais-je donc être vermineux, sinon de vous-mêmes qui me grouillez jusqu’au fond du cœur ?

Le regard du drôle était particulièrement insupportable aux femmes élégantes qu’il paraissait exécrer, les fixant parfois d’un rayon plus pâle que le phosphore des charniers, œillade funèbre et visqueuse qui se collait à leur chair, comme la salive des brucolaques, et qu’elles emportaient en bramant d’effroi.

― N’est-il pas vrai, mignonne, croyaient-elles entendre, que tu viendras à mon rendez-vous ? Je te ferai visiter ma fosse gracieuse et tu verras la jolie parure d’escargots et de scarabées noirs que je te donnerai pour rehausser la blancheur de ta peau divine. Je suis amoureux de toi comme un chancre, et mes baisers, je t’assure, valent mieux que tous les divorces. Car vous puerez un jour, ma souris rose, vous puerez voluptueusement à côté de moi, et nous serons deux cassolettes sous les étoiles…

Mais il eût été difficile, encore une fois, malgré ce regard atroce, de donner un signe qui pût être appelé caractéristique de ce M. Pleur.

La voix seule, peut-être, ― voix d’une douceur méchante et qui suggérait l’idée d’un impudique sacristain chuchotant des ignominies.

Il avait, par exemple, une manière de prononcer le mot « argent » qui abolissait la notion de ce métal et même de sa valeur représentative.

On entendait quelque chose comme erge ou orge, selon le cas. Souvent aussi, on n’entendait rien du tout. Le mot s’évanouissait.

Cela faisait une espèce de pudeur soudaine, une draperie tombant tout à coup au-devant du sanctuaire, une crainte inopinée de paraître obscène en dépoitraillant l’idole.

Imaginez, si la chose vous amuse, un sculpteur fanatique, un Pygmalion sanguinaire et doucereux, cherchant avec vous le point de vue de sa Galathée, et vous faisant reculer sournoisement jusqu’à une trappe ouverte pour vous engloutir.

C’était si fort, cette passion jalouse pour l’Argent, que quelques-uns s’y étaient trompés. On avait attribué d’horribles vices à ce dévot impénitent de la tirelire et du coffre-fort, ― soupçons injustes mais accrédités par quelques exégètes savants de la vie privée d’autrui qui l’avaient surpris en de mystérieux colloques de trottoir avec des femmes ou des enfants.

Son culte s’exprimait parfois en de telles circonlocutions extatiques, le baveux éréthisme de sa ferveur atténuait si étrangement sa physionomie de fossoyeur calciné, et de si déshonnêtes soupirs s’exhalaient alors de son sein, que les vases de moindre élection dans lesquels il laissait tomber sa rare parole, étaient excusables, après tout, de ne pas sentir passer, entre eux et lui, l’hypocondriaque majesté de l’Idolâtrie.

On me dispensera, je veux l’espérer, de faire connaître les raisons d’ordre exceptionnel qui déterminèrent un commerce d’amitié entre moi et ce personnage sympathique.

J’étais jeune, alors, très jeune même, et facilement accessible à l’enthousiasme. M. Pleur se fit un plaisir de m’en saturer en se dévoilant à moi.

Je crois être le seul qui ait reçu ses confidences. J’ajoute que ce souvenir m’a fort aidé à supporter une destinée plus que chienne et, le personnage étant mort, il y a bien longtemps déjà, ma conscience me presse, aujourd’hui, de témoigner en faveur de ce méconnu.

Quelques hommes de ma génération peuvent se rappeler sa fin tragique, arrivée dans les dernières années de l’Empire, et qui fit un assez grand bruit.

L’assassinat, dont les gazettes m’apportèrent les détails jusqu’aux environs du Cap Nord, était assurément de l’espèce la plus banale et les chenapans qui le perpétrèrent étaient peu dignes, il faut l’avouer, de la célébrité qu’ils obtinrent.

Le vieillard avait été simplement étranglé sur sa couche nidoreuse par des bandits jusqu’alors privés de notoriété et qui n’avouèrent d’autre mobile que le vol.

Mais certaines circonstances relatives seulement au passé de la victime et demeurées inexplicables, exercèrent en vain, quelques mois, la sagacité des contemporains.

Enfin on crut deviner ou comprendre que M. Pleur n’avait pas été ce qu’il paraissait être.

Bref, les assassins malchanceux, qui, d’ailleurs, se laissèrent prendre avec une extrême facilité, n’avaient pu découvrir le moindre trésor dans la tanière de l’avare et, quoique ce dernier fût mort intestat et sans héritiers naturels, le Domaine de l’État ne put étendre ses griffes sur aucune propriété mobilière ou immobilière.

Il fut établi que le défunt ne possédait absolument rien… sinon l’intendance viagère et l’usufruit d’une fortune gigantesque inattaquablement aliénée dans les mains d’un certain Évêque.

Impossible de savoir ce qu’étaient devenues les considérables sommes qui avaient dû lui passer par les mains, depuis tant d’années qu’il donnait lui-même quittance à des escadrons de locataires.

Pas un titre, pas une valeur, rien de rien, excepté la fameuse bouteille de rhum vidée par les étrangleurs.

Comme ceci est à peine un conte, j’ai le droit de ne pas promettre une conclusion plus dramatique. Je le répète, je n’ai voulu que donner mon témoignage, le seul, très probablement, que puisse espérer l’ombre courroucée du mort.

Qu’il me soit donc permis de résumer en quelques lignes les paroles assez curieuses qui me furent dites, en diverses fois, par ce solitaire ordinairement silencieux.

Je ne crois pas que je sentirai jamais un si noir frisson qu’en ce lointain jour où, côte à côte sur un banc du Jardin des Plantes, il me fit entendre ceci :

― Mon avarice vous fait peur. Eh bien ! mon petit homme, j’ai connu un prodigue, d’espèce moins rare qu’on ne pense, dont l’histoire vous donnera peut-être l’envie de baiser mes loques avec respect, si vous êtes assez doué pour la comprendre.

Ce prodigue était un maniaque ― naturellement. C’est toujours facile à dire et cela dispense de tout examen profond. C’était même, si vous voulez, un monomaniaque.

Son idée fixe était de jeter le Pain dans les latrines !

Il se ruinait dans ce but chez les boulangers. On ne le rencontrait jamais sans un gros pain sous le bras, qu’il s’en allait, en sautillant d’aise, précipiter dans les goguenots de la populace.

Il ne vivait que pour accomplir cet acte et il faut croire qu’il en éprouvait de furieuses jouissances ; mais sa joie devenait du délire quand l’occasion se présentait d’en offrir le spectacle à de pauvres diables crevant de faim.

Il avait trente mille francs de rente, celui-là, et se plaignait de la cherté du pain.

Méditez attentivement cette histoire vraie qui ressemble à un apologue.

Je n’eus pas le désir de baiser les loques de M. Pleur, mais son récit me fut assez clair, sans doute, car je crus entendre galoper, au-dessous de moi, toute la cavalerie des abîmes.

La dernière fois que je rencontrai ce Platon de la lésine :

― Savez-vous, me dit-il, que l’Argent est Dieu et que c’est pour cette raison que les hommes le cherchent avec tant d’ardeur ? Non, n’est-ce pas ? vous être trop jeune pour y avoir pensé. Vous me prendriez infailliblement pour une espèce de fou sacrilège si je vous disais qu’Il est infiniment bon, infiniment parfait, le souverain Seigneur de toutes choses et que rien ne se fait en ce monde sans Son ordre ou Sa permission ; qu’en conséquence nous sommes créés uniquement pour Le connaître, L’adorer et Le servir, et gagner, par ce moyen, la Vie éternelle.

Vous me vomiriez si je vous parlais du mystère de Son Incarnation. N’importe ! apprenez que je ne passe pas un jour sans demander que Son Règne arrive et que Son nom soit sanctifié.

Je demande aussi à l’Argent, mon Rédempteur, qu’Il me délivre de tout mal, de tout péché, des pièges du diable, de l’esprit de fornication, et je L’implore par Ses langueurs aussi bien que par Ses Joies et par Sa Gloire.

Vous comprendrez un jour, mon garçon, combien ce Dieu S’est avili pour nous autres. Rappelez-vous mon maniaque ! Et voyez à quels emplois la malice des hommes Le condamne !

… Moi, je n’ose plus y toucher depuis trente ans !… Oui, jeune homme, depuis trente ans, je n’ai pas osé porter mes pattes malpropres sur une pièce de cinquante centimes ! Quand mes locataires me paient, je reçois leur monnaie dans une cassette précieuse, en bois d’olivier, qui a touché le Tombeau du Christ, et je ne la garde pas un seul jour.

Je suis, si vous voulez le savoir, un pénitent de l’Argent.

Avec des consolations inexprimables, j’endure pour Lui d’être méprisé par les hommes, d’épouvanter jusqu’aux bêtes et d’être crucifié tous les jours de ma vie par la plus épouvantable misère…

J’avais assez pénétré l’existence mystérieuse de cet homme extraordinaire pour entrevoir qu’il me parlait d’une façon toute symbolique. Cependant les Paroles Saintes aussi rudement adaptées, m’effaraient un peu, je l’avoue.

Il se dressa tout à coup, levant les bras, et je le vois encore, semblable à une potence géminée d’où pendraient les haillons pourris de quelque ancien supplicié.

― On dit assez, par le monde, me cria-t-il, que je suis un horrible avare. Eh bien, vous raconterez un jour que j’avais découvert la cachette, infiniment sûre, dont aucun avare, avant moi, ne s’était encore avisé :

J’enfouis mon Argent dans le Sein des Pauvres !…

Vous publierez cela, mon enfant, le jour où le Mépris et la Douleur vous auront fait assez grand pour ambitionner le suprême honneur d’être incompris.

M. Pleur nourrissait environ deux cents familles, parmi lesquelles on aurait cherché vainement un individu qui ne le regardât pas comme une canaille, ― tellement il était malin !

Mais aujourd’hui, juste ciel ! où donc est la multitude pâle des indigents assistés par le délégataire épiscopal de ce Pénitent ?

dimanche 11 mars 2012

Les Amants de Tolède

Auguste de Villiers de L’Isle-Adam
Histoires insolites
Mercure de France, 1909 (Histoires insolites. L’Amour suprême. Akedysséril, pp. 85-90).

LES AMANTS DE TOLÈDE

À Monsieur Émile Pierre.

Il eût donc été juste que Dieu condamnât l’Homme au Bonheur ?
Une des réponses de la Théologie romaine à l’objection contre la Tache originelle.

Une aube orientale rougissait les granitiques sculptures, au fronton de l’Official, à Tolède — et, entre toutes, le Chien-qui-porte-une-torche-enflammée-dans-sa-gueule, armoiries du Saint-Office.
Deux figuiers épais ombrageaient le portail de bronze : au delà du seuil, de quadrilatérales marches de pierre exsurgeaient des entrailles du palais, — enchevêtrement de profondeurs calculées sur de subtiles déviations de la montée et de la descente. — Ces spirales se perdaient, les unes dans les salles de conseil, les cellules des inquisiteurs, la chapelle secrète, les cent soixante-deux cachots, le verger même et le dortoir des familiers ; — les autres, en de longs corridors, froids et interminables, vers divers retraits… — des réfectoires, la bibliothèque.
En l’une de ces chambres, — dont le riche ameublement, les tentures cordouanes, les arbustes, les vitraux ensoleillés, les tableaux, tranchaient sur la nudité des autres séjours, — se tenait debout, cette aurore-là, les pieds nus sur des sandales, au centre de la rosace d’un tapis byzantin, les mains jointes, les vastes yeux fixes, un maigre vieillard, de taille géante, vêtu de la simarre blanche à croix rouge, le long manteau noir aux épaules, la barrette noire sur le crâne, le chapelet de fer à la ceinture. Il paraissait avoir passé quatre-vingts ans. Blafard, brisé de macérations, saignant, sans doute, sous le cilice invisible qu’il ne quittait jamais, il considérait une alcôve où se trouvait, drapé et festonné de guirlandes, un lit opulent et moelleux. Cet homme avait nom Tomas de Torquemada.
Autour de lui, dans l’immense palais, un effrayant silence tombait des voûtes, silence formé des mille souffles sonores de l’air que les pierres ne cessent de glacer.
Soudain le Grand-Inquisiteur d’Espagne tira l’anneau d’un timbre que l’on n’entendit pas sonner. Un monstrueux bloc de granit, avec sa tenture, tourna dans l’épaisse muraille. Trois familiers, cagoules baissées, apparurent : — sautant hors d’un étroit escalier creusé dans la nuit, — et le bloc se referma. Ceci dura deux secondes, un éclair ! Mais ces deux secondes avaient suffi pour qu’une lueur rouge, réfractée par quelque souterraine salle, éclairât la chambre ! et qu’une terrible, une confuse rafale de cris si déchirants, si aigus, si affreux, — qu’on ne pouvait distinguer ni pressentir l’âge ou le sexe des voix qui les hurlaient, — passât dans l’entrebâillement de cette porte, comme une lointaine bouffée d’enfer.
Puis, le morne silence, les souffles froids, et, dans les corridors, les angles du soleil sur les dalles solitaires qu’à peine heurtait, par intervalles, le claquement d’une sandale d’inquisiteur.
Torquemada prononça quelques mots à voix basse.
L’un des familiers sortit, et, peu d’instants après entrèrent, devant lui, deux beaux adolescents, presque enfants encore, un jeune homme et une, jeune fille, — dix-huit ans, seize ans, sans doute. La distinction de leurs visages, de leurs personnes, attestait une haute race, et leurs habits — de la plus noble élégance, éteinte et somptueuse — indiquaient le rang élevé qu’occupaient leurs maisons. L’on eût dit le couple de Vérone transporté à Tolède : Roméo et Juliette !… Avec leur sourire d’innocence étonnée, — et un peu roses de se trouver ensemble, déjà, — tous deux regardaient le saint vieillard.
— « Doux et chers enfants », dit, en leur imposant les mains, Tomas de Torquemada, — « vous vous aimiez depuis près d’une année (ce qui est longtemps à votre âge), et d’un amour si chaste, si profond, que tremblants, l’un devant l’autre, et les yeux baissés à l’église, vous n’osiez vous le dire. C’est pourquoi, le sachant, je vous ai fait venir ce matin, pour vous unir en mariage, ce qui est accompli. Vos sages et puissantes familles sont prévenues que vous êtes deux époux et le palais où vous êtes attendus est préparé pour le festin de vos noces. Vous y serez bientôt, et vous irez vivre, à votre rang, entourés plus tard, sans doute, de beaux enfants, fleur de la chrétienté.
« Ah ! vous faites bien de vous aimer, jeunes cœurs d’élection ! Moi aussi, je connais l’amour, ses effusions, ses pleurs, ses anxiétés, ses tremblements célestes ! C’est d’amour que mon cœur se consume, car l’amour, c’est la loi de la vie ! c’est le sceau de la sainteté. Si donc, j’ai pris sur moi de vous unir, c’est afin que l’essence même de l’amour, qui est le bon Dieu seul, ne fût pas troublée, en vous, par les trop charnelles convoitises, par les concupiscences, hélas ! que de trop longs retards dans la légitime possession l’un de l’autre entre les fiancés peuvent allumer en leurs sens. Vos prières allaient en devenir distraites ! La fixité de vos songeries allait obscurcir votre pureté natale ! Vous êtes deux anges qui, pour se souvenir de ce qui est REEL en votre amour, aviez soif, déjà, de l’apaiser, de l’émousser, d’en épuiser les délices !
« Ainsi soit-il ! — Vous êtes ici dans la Chambre du Bonheur : vous y passerez seulement vos premières heures conjugales, puis, me bénissant, je l’espère, de vous avoir ainsi rendus à vous-mêmes, c’est-à-dire à Dieu, vous retournerez, dis-je, vivre de la vie des humains, au rang que Dieu vous assigna. »
Sur un coup d’œil du Grand-Inquisiteur, les familiers, rapidement, dévêtirent le couple charmant, dont la stupeur — un peu ravie — n’opposait aucune résistance. Les ayant placés vis-à-vis l’un de l’autre, comme deux juvéniles statues, ils les enveloppèrent très vite l’un contre l’autre de largues rubans de cuir parfumé qu’ils serrèrent doucement, puis les transportèrent, étendus, appliqués cœur auprès du cœur et lèvres sur lèvres, — bien assujettis ainsi, — sur la couche nuptiale, en cette étreinte qu’immobilisaient subtilement leurs entraves. L’instant d’après, ils étaient laissés seuls, ; leur intense joie — qui ne tarda pas à dominer leur trouble — et si grandes furent alors les délices qu’ils goûtèrent, qu’entre d’éperdus baisers ils se disaient tout bas :
— Oh ! si cela pouvait durer l’éternité !…
Mais rien ici bas, n’est éternel, — et leur douce étreinte, hélas ! ne dura que quarante-huit heures.
Alors des familiers entrèrent, ouvrirent toutes larges les fenêtres sur l’air pur des jardins : les liens des deux amants furent enlevés, — un bain, qui leur était indispensable, les ranima, chacun dans une cellule voisine. — Une fois rhabillés, comme ils chancelaient, livides, muets, graves et les yeux hagards, Torquemada parut et l’austère vieillard, en leur donnant une suprême accolade, leur dit à l’oreille :
— Maintenant, mes enfants, que vous avez passé par la dure épreuve du Bonheur, je vous rends à la vie et à votre amour, car je crois que vos prières au bon Dieu seront désormais moins distraites que par le passé.
Une escorte les reconduisit donc à leur palais tout en fête : on les attendait ; ce furent des rumeurs de joie !…
Seulement, pendant le festin de noces, tous les nobles convives remarquèrent, non sans étonnement, entre les deux époux, une sorte de gêne guindée, d’assez brèves paroles, des regards qui se détournaient, et de froids sourires.
Ils vécurent, presque séparés, dans leurs appartements personnels et moururent sans postérité, — car, s’il faut tout dire, ils ne s’embrassèrent jamais plus — de peur… de peur que cela ne RECOMMENÇAT !


J'aime beaucoup le cynisme de cet auteur. Si vous le désirez, je vous en donnerai d'autres, de ses textes. 
En ce moment, je finis des rideaux/panneaux, incrustés de ruban et puis un pull de printemps plein de couleurs et de fleurs entre deux plaids ! Et mardi je pars à Amsterdam. Gros bisous à tous.
Claudine  


mercredi 7 mars 2012

J'aime ces doux oiseaux Jules Verne

Jules Verne — Poèmes
J’aime ces doux oiseaux

J'aime ces doux oiseaux, qui promènent dans l'air
Leur vie et leur amour, et plus prompts que l'éclair,
             Qui s'envolent ensemble !
J'aime la fleur des champs, que l'on cueille au matin,
Et que le soir, au bal, on pose sur son sein
             Qui d'enivrement tremble !

J'aime les tourbillons des danses, des plaisirs,
Les fêtes, la toilette, et les tendres désirs
             Qui s'éveillent dans l'âme !
J'aime l'ange gardien qui dirige mes pas,
Qui me presse la main, et me donne tout bas
             Pour les maux un dictame !

J'aime du triste saule, au soir muet du jour,
La tête chaude encor, pleine d'ombre et d'amour,
             Qui se penche et qui pense !
J'aime la main de Dieu, laissant sur notre cœur
Tomber en souriant cette amoureuse fleur
             Qu'on nomme l'espérance !

J'aime le doux orchestre, en larmes, gémissant
Qui verse sur mon âme un langoureux accent,
             Une triste harmonie !
J'aime seule écouter le langage des cieux
Qui parlent à la terre, et l'emplissent de feux
             De soleil et de vie.

J'aime aux bords de la mer, regardant le ciel bleu,
Qui renferme en son sein la puissance de Dieu,
             M'asseoir toute pensive !
J'aime à suivre parfois en des rêves dorés
Mon âme qui va perdre en des flots azurés
             Sa pensée inactive !

J'aime l'effort secret du cœur, qui doucement
S'agite, la pensée au doux tressaillement,
             Que l'on sent en soi-même !
Mieux que l'arbre, l'oiseau, la fleur qui plaît aux yeux,
Le saule tout en pleurs, l'espérance des Cieux...
             J'aime celui qui m'aime.


Bisous à tous

dimanche 4 mars 2012

George Sand La Fée Poussière

George Sand
Contes d’une grand’mère
La Fée poussière

Autrefois, il y a bien longtemps, mes chers enfants, j'étais jeune et j'entendais souvent les gens se plaindre d'une importune petite vieille qui entrait par les fenêtres quand on l'avait chassée par les portes. Elle était si fine et si menue, qu'on eût dit qu'elle flottait au lieu de marcher, et mes parents la comparaient à une petite fée. Les domestiques la détestaient et la renvoyaient à coups de plumeau, mais on ne l'avait pas plus tôt délogée d'une place qu'elle reparaissait à une autre.

Elle portait toujours une vilaine robe grise traînante et une sorte de voile pâle que le moindre vent faisait voltiger autour de sa tête ébouriffée en mèches jaunâtres.

A force d'être persécutée, elle me faisait pitié et je la laissais volontiers se reposer dans mon petit jardin, bien qu'elle abimât beaucoup mes fleurs. Je causais avec elle, mais sans en pouvoir tirer une parole qui eût le sens commun. Elle voulait toucher à tout, disant qu'elle ne faisait que du bien. On me reprochait de la tolérer, et, quand je l'avais laissée s'approcher de moi, on m'envoyait laver et changer, en me menaçant de me donner le nom qu'elle portait.

La Découverte du secret de Mélusine, illustration pour Le Roman de Mélusine par Guillebert de Metz vers 1410. Cette image est dans le domaine public car son copyright a expiré.

C'était un vilain nom que je redoutais beaucoup. Elle était si malpropre qu'on prétendait qu'elle couchait dans les balayures des maisons et des rues, et, à cause de cela, on la nommait la fée Poussière.

- Pourquoi donc êtes-vous si poudreuse ? lui dis-je un jour qu'elle voulait m'embrasser.

- Tu es une sotte de me craindre, répondit-elle alors d'un ton railleur : tu m'appartiens, et tu me ressembles plus que tu ne penses. Mais tu es une enfant esclave de l'ignorance, et je perdrais mon temps à te le démontrer.

- Voyons, repris-je, vous paraissez vouloir parler raison pour la première fois. Expliquez-moi vos paroles.

- Je ne puis te parler ici, répondit-elle. J'en ai trop long à te dire, et, sitôt que je m'installe quelque part chez vous, on me balaye avec mépris ; mais, si tu veux savoir qui je suis, appelle-moi par trois fois cette nuit, aussitôt que tu seras endormie.

Là-dessus, elle s'éloigna en poussant un grand éclat de rire, et il me sembla la voir se dissoudre et s'élever en grande traînée d'or, rougi par le soleil couchant.

Le même soir, j'étais dans mon lit et je pensais à elle en commençant à sommeiller.

- J'ai rêvé tout cela, me disais-je, ou bien cette petite vieille est une vraie folle. Comment me serait-il possible de l'appeler en dormant ?

Je m'endormis, et tout aussitôt je rêvai que je l'appelais. Je ne suis même pas sûre de n'avoir pas crié tout haut par trois fois : «Fée Poussière ! fée Poussière ! fée Poussière !»

A l'instant même, je fus transportée dans un immense jardin au milieu duquel s'élevait un palais enchanté, et sur le seuil de cette merveilleuse demeure, une dame resplendissante de jeunesse et de beauté m'attendait dans de magnifiques habits de fête.

Je courus à elle et elle m'embrassa en me disant :

- Eh bien, reconnais-tu, à présent, la fée Poussière ?

- Non, pas du tout, madame, répondis-je, et je pense que vous vous moquez de moi.

- Je ne me moque point, reprit-elle ; mais, comme tu ne saurais comprendre mes paroles, je vais te faire assister à un spectacle qui te paraîtra étrange et que je rendrai aussi court que possible. Suis-moi.

Elle me conduisit dans le plus bel endroit de sa résidence. C'était un petit lac limpide qui ressemblait à un diamant vert enchâssé dans un anneau de fleurs, et où se jouaient des poissons de toutes les nuances de l'orange et de la cornaline, des carpes de Chine couleur d'ambre, des cygnes blancs et noirs, des sarcelles exotiques vêtues de pierreries, et, au fond de l'eau, des coquillages de nacre et de pourpre, des salamandres aux vives couleurs et aux panaches dentelés, enfin tout un monde de merveilles vivantes glissant et plongeant sur un lit de sable argenté, où poussaient des herbes fines, plus fleuries et plus jolies les unes que les autres. Autour de ce vaste bassin s'arrondissait sur plusieurs rangs une colonnade de porphyre à chapiteaux d'albâtre. L'entablement, fait des minéraux les plus précieux, disparaissait presque sous les clématites, les jasmins, les glycines, les bryones et les chèvrefeuilles où mille oiseaux faisaient leurs nids. Des buissons de roses de toutes nuances et de tous parfums se miraient dans l'eau, ainsi que le fût des colonnes et les belles statues de marbre de Paros placées sous les arcades. Au milieu du bassin jaillissait en mille fusées de diamants et de perles un jet d'eau qui retombait dans de colossales vasques de nacre.

Le fond de l'amphithéâtre d'architecture s'ouvrait sur de riants parterres qu'ombrageaient des arbres géants couronnés de fleurs et de fruits, et dont les tiges enlacées de pampres formaient, au-delà de la colonnade de porphyre, une colonnade de verdure et de fleurs.

La fée me fit assoir avec elle au seuil d'une grotte d'où s'élançait une cascade mélodieuse et que tapissaient les beaux rubans des scolopendres et le velours des mousses fraîches diamantées de gouttes d'eau.

- Tout ce que tu vois là, me dit-elle, est mon ouvrage. Tout cela est fait de poussière ; c'est en secouant ma robe dans les nuages que j'ai fourni tous les matériaux de ce paradis. Mon ami le feu les avait lancés dans les airs, les a repris pour les recuire, les cristalliser ou les agglomérer après que mon serviteur le vent les a eu promenés dans l'humidité et dans l'électricité des nues, et rabattus sur la terre ; ce grand plateau solidifié s'est revêtu alors de ma substance féconde et la pluie en a fait des sables et des engrais, après en avoir fait des granits, des porphyres, des marbres, des métaux et des roches de toute sorte.

Lily Fairy 1888 Huile sur toile Luis Ricardo Falero (1851–1896) Cette image est dans le domaine public car son copyright a expiré.

J'écoutais sans comprendre et je pensais que la fée continuait à me mystifier. Qu'elle eût pu faire de la terre avec de la poussière, passe encore ; mais qu'elle eût fait avec cela du marbre, des granits et d'autres minéraux, qu'en se secouant elle aurait fait tomber du ciel, je n'en croyais rien. Je n'osais pas lui donner un démenti, mais je me retournai involontairement vers elle pour voir si elle disait sérieusement une pareille absurdité.

Quelle fut ma surprise de ne plus la trouver derrière moi ! mais j'entendis sa voix qui partait de dessous terre et qui m'appelait. En même temps, je m'enfonçai sous terre aussi, sans pouvoir m'en défendre, et je me trouvai dans un lieu terrible où tout était feu et flamme. On m'avait parlé de l'enfer, je crus que c'était cela. Des lueurs rouges, bleues, vertes, blanches, violettes, tantôt livides, tantôt éblouissantes, remplaçaient le jour, et, si le soleil pénétrait en cet endroit, les vapeurs qui s'exhalaient de la fournaise le rendaient tout à fait invisible.

Des bruits formidables, des sifflements aigus, des explosions, des éclats de tonnerre remplissaient cette caverne de nuages noirs où je me sentais enfermée.

Au milieu de tout cela, j'apercevais la petite fée Poussière qui avait repris sa face terreuse et son sordide vêtement incolore. Elle allait et venait, travaillant, poussant, tassant, brassant, versant je ne sais quels acides, se livrant en un mot à des opérations incompréhensibles.

- N'aie pas peur, me cria-t-elle d'une voix qui dominait les bruits assourdissants de ce Tartare. Tu es ici dans mon laboratoire. Ne connais-tu pas la chimie ?

- Je n'en sais pas un mot, m'écriai-je, et ne désire pas l'apprendre en un pareil endroit.

- Tu as voulu savoir, il faut te résigner à regarder. Il est bien commode d'habiter la surface de la terre, de vivre avec les fleurs, les oiseaux et les animaux apprivoisés ; de se baigner dans les eaux tranquilles, de manger des fruits savoureux en marchant sur des tapis de gazon et de marguerites. Tu t'es imaginée que la vie humaine avait subsisté de tout temps ainsi, dans des conditions bénies. Il est temps de t'aviser du commencement des choses et de la puissance de la fée Poussière, ton aïeule, ta mère et ta nourrice.

En parlant ainsi, la petite vieille me fit rouler avec elle au plus profond de l'abîme à travers les flammes dévorantes, les explosions effroyables, les âcres fumées noires, les métaux en fusion, les laves au vomissement hideux de toutes les terreurs de l'éruption volcanique.

- Voici mes fourneaux, me dit-elle, c'est le sous-sol où s'élaborent mes provisions. Tu vois, il fait bon ici pour un esprit débarrassé de cette carapace qu'on appelle un corps. Tu as laissé le tien dans ton lit et ton esprit seul est avec moi. Donc, tu peux toucher et brasser la matière première. Tu ignores la chimie, tu ne sais pas encore de quoi cette matière est faite, ni par quelle opération mystérieuse ce qui apparaît ici sous l'aspect de corps solides provient d'un corps gazeux qui a lui dans l'espace comme une nébuleuse et qui plus tard a brillé comme un soleil. Tu es une enfant, je ne peux pas t'initier aux grands secrets de la création et il se passera encore du temps avant que tes professeurs les sachent eux-mêmes. Mais je peux te faire voir les produits de mon art culinaire. Tout est ici un peu confus pour toi. Remontons d'un étage. Prends l'échelle et suis-moi.

Une échelle, dont je ne pouvais apercevoir ni la base ni le faîte, se présentait en effet devant nous. Je suivis la fée et me trouvai avec elle dans les ténèbres, mais je m'aperçus alors qu'elle était toute lumineuse et rayonnait comme un flambeau. Je vis donc des dépôts énormes d'une pâte rosée, des blocs d'un cristal blanchâtre et des lames immenses d'une matière vitreuse noire et brillante que la fée se mit à écraser sous ses doigts ; puis elle pila le cristal en petits morceaux et mêla le tout avec la pâte rose, qu'elle porta sur ce qu'il lui plaisait d'appeler un feu doux.

 
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- Quel plat faites-vous donc là ? lui demandai-je.

- Un plat très nécessaire à ta pauvre petite existence, répondit-elle ; je fais du granit, c'est-à-dire qu'avec la poussière je fais la plus dure et la plus résistante des pierres. Il faut bien cela, pour enfermer le Cocyte et le Phlégéthon. Je fais aussi des mélanges variés des mêmes éléments. Voici ce qu'on t'a montré sous des noms barbares, les gneiss, les quartzites, les talcschistes, les micaschistes, etc. De tout cela, qui provient de mes poussières, je ferai plus tard d'autres poussières avec des éléments nouveaux, et ce seront alors des ardoises, des sables et des grès. Je suis habile et patiente, je pulvérise sans cesse pour réagglomérer. La base de tout gâteau n'est-elle pas la farine ? Quant à présent, j'emprisonne mes fourneaux en leur ménageant toutefois quelques soupiraux nécessaires pour qu'ils ne fassent pas tout éclater. Nous irons voir plus haut ce qui se passe. Si tu es fatiguée, tu peux faire un somme, car il me faut un peu de temps pour cet ouvrage.

Je perdis la notion du temps, et, quand la fée m'éveilla.

- Tu as dormi, me dit-elle, un joli nombre de siècles !

- Combien donc, madame la fée ?

- Tu demanderas cela à tes professeurs, répondit-elle en ricanant ; reprenons l'échelle.

Elle me fit monter plusieurs étages de divers dépôts, où je la vis manipuler des rouilles de métaux dont elle fit du calcaire, des marnes, des argiles, des ardoises, des jaspes ; et, comme je l'interrogeais sur l'origine des métaux :

- Tu en veux savoir beaucoup, me dit-elle. Vos chercheurs peuvent expliquer beaucoup de phénomènes par l'eau et par le feu. Mais peuvent-ils savoir ce qui s'est passé entre terre et ciel quand toutes mes pouzzolanes, lancées par le vent de l'abîme, ont formé des nuées solides, que les nuages d'eau ont roulés dans leurs tourbillons d'orage, que la foudre a pénétrées de ses aimants mystérieux et que les vents supérieurs ont rabattues sur la surface terrestre en pluies torrentielles ? C'est là l'origine des premiers dépôts. Tu vas assister à leurs merveilleuses transformations.

Nous montâmes plus haut et nous vîmes des craies, des marbres et des bancs de pierre calcaire, de quoi bâtir une ville aussi grande que le globe entier. Et, comme j'étais émerveillée de ce qu'elle pouvait produire par le sassement, l'agglomération, le métamorphisme et la cuisson, elle me dit :

- Tout ceci n'est rien, et tu vas voir bien autre chose ! tu vas voir la vie déjà éclose au milieu de ces pierres.

Elle s'approcha d'un bassin grand comme une mer, et, y plongeant le bras, elle en retira d'abord des plantes étranges, puis des animaux plus étranges encore, qui était encore à moitié plantes ; puis des êtres libres, indépendants les uns des autres, des coquillages vivants, puis enfin des poissons, qu'elle fit sauter en disant :

- Voilà ce que dame Poussière sait produire quand elle se dépose au fond des eaux. Mais il y a mieux ; retourne-toi et regarde le rivage.

Je me retournai : le calcaire et tous ses composés, mêlés à la silice et à l'argile, avaient formé à leur surface une fine poussière brune et grasse où poussaient des plantes chevelues fort singulières.

- Voici la terre végétale, dit la fée, attends un peu, tu verras pousser des arbres.

En effet, je vis une végétation arborescente s'élever rapidement et se peupler de reptiles et d'insectes, tandis que sur les rivages s'agitaient des êtres inconnus qui me causèrent une véritable terreur.

- Ces animaux ne t'effrayeront pas sur la terre de l'avenir, dit la fée. Ils sont destinés à l'engraisser de leurs dépouilles. Il n'y a pas encore ici d'hommes pour les craindre.

- Attendez ! m'écriai-je, voici un luxe de monstres qui me scandalise ! Voici votre terre qui appartient à ces dévorants qui vivent les uns des autres. Il vous fallait tous ces massacres et toutes ces stupidités pour nous faire un fumier ? Je comprends qu'ils ne soient pas bons à autre chose, mais je ne comprends pas une création si exubérante de formes animées, pour ne rien faire et ne rien laisser qui vaille.

- L'engrais est quelque chose, si ce n'est pas tout, répondit la fée. Les conditions que celui-ci va créer seront propices à des êtres différents qui succéderont à ceux-ci.

- Et qui disparaîtront à leur tour, je sais cela. Je sais que la création se perfectionnera jusqu'à l'homme, du moins on me l'a dit et je le crois. Mais je ne m'étais pas encore représenté cette prodigalité de vie et de destruction qui m'effraye et me répugne. Ces formes hideuses, ces amphibies gigantesques, ces crocodiles monstrueux, et toutes ces bêtes rampantes ou nageantes qui ne semblent vivre que pour se servir de leurs dents et dévorer les autres...

Mon indignation divertit beaucoup la fée Poussière.


 Le Prince Arthur et la reine des fées 1788 Johann Heinrich Füssli (1741–1825) Image is derived from Edmund Spenser's The Faerie Queen. The Yorck Project: 10.000 Meisterwerke der Malerei. DVD-ROM, 2002. ISBN 3936122202. Distributed by DIRECTMEDIA Publishing GmbH. Domaine publique

- La matière est la matière, répondit-elle, elle est toujours logique dans ses opérations. L'esprit humain ne l'est pas et tu en es la preuve, toi qui te nourris de charmants oiseaux et d'une foule de créatures plus belles et plus intelligentes que celles-ci. Est-ce à moi de t'apprendre qu'il n'y a point de production possible sans destruction permanente, et veux-tu renverser l'ordre de la nature ?

- Oui, je le voudrais, je voudrais que tout fût bien, dès le premier jour. Si la nature est une grande fée, elle pouvait bien se passer de tous ces essais abominables, et faire un monde où nous serions des anges, vivant par l'esprit, au sein d'une création immuable et toujours belle.

- La grande fée Nature a de plus hautes visées, répondit dame Poussière. Elle ne prétend pas s'arrêter aux choses que tu connais. Elle travaille et invente toujours. Pour elle, qui ne connaît pas la suspension de la vie, le repos serait la mort. Si les choses ne changeaient pas, l'œuvre du roi des génies serait terminée et ce roi, qui est l'activité incessante et suprême, finirait avec son œuvre. Le monde où tu vis et où tu vas retourner tout à l'heure quand ta vision du passé se dissipera, - ce monde de l'homme que tu crois meilleur que celui des animaux anciens, ce monde dont tu n'es pourtant pas satisfait, puisque tu voudrais y vivre éternellement à l'état de pur esprit, cette pauvre planète encore enfant, est destinée à se transformer indéfiniment. L'avenir fera de vous tous et de vous toutes, faibles créatures humaines, des fées et des génies qui posséderont la science, la raison et la bonté ; vois ce que je te fais voir, et sache que ces premières ébauches de la vie résumée dans l'instinct sont plus près de toi que tu ne l'es de ce que sera, un jour, le règne de l'esprit sur la terre que tu habites. Les occupants de ce monde futur seront alors en droit de te mépriser aussi profondément que tu méprises aujourd'hui le monde des grands sauriens.

- A la bonne heure, répondis-je, si tout ce que je vois du passé doit me faire aimer l'avenir, continuons à voir du nouveau.

- Et surtout, reprit la fée, ne le méprisons pas trop, ce passé, afin de ne pas commettre l'ingratitude de mépriser le présent. Quand le grand esprit de la vie se sert des matériaux que je lui fournis, il fait des merveilles dès le premier jour. Regarde les yeux de ce prétendu monstre que vos savants ont nommé l'ichthyosaure.

- Ils sont plus gros que ma tête et me font peur.

- Ils sont très supérieurs aux tiens. Ils sont à la fois myopes et presbytes à volonté. Ils voient la proie à des distances considérables comme avec un télescope, et, quand elle est tout près, par un simple changement de fonction, ils la voient parfaitement à sa véritable distance sans avoir besoin de lunettes. A ce moment de la création, la nature n'a qu'un but : faire un animal pensant. Elle lui donne des organes merveilleusement appropriés à ses besoins. C'est un joli commencement : n'en es-tu pas frappée ? - Il en sera ainsi, et de mieux en mieux, de tous les êtres qui vont succéder à ceux-ci. Ceux qui te paraîtront pauvres, laids ou chétifs seront encore des prodiges d'adaptation au milieu où ils devront se manifester.

- Et comme ceux-ci, ils ne songeront pourtant qu'à se nourrir ?

- A quoi veux-tu qu'ils songent ? La terre n'éprouve pas le besoin d'être admirée. Le ciel subsistera aujourd'hui et toujours sans que les aspirations et les prières des créatures ajoutent rien à son éclat et à la majesté de ses lois. La fée de ta petite planète connaît la grande cause, n'en doute pas ; mais, si elle est chargée de faire un être qui pressente ou devine cette cause, elle est soumise à la loi du temps, cette chose dont vous ne pouvez pas vous rendre compte, parce que vous vivez trop peu pour en apprécier les opérations. Vous les croyez lentes, et elles sont d'une rapidité foudroyante. Je vais affranchir ton esprit de son infirmité et faire passer devant toi les résultats de siècles innombrables. Regarde et n'ergote plus. Mets à profit ma complaisance pour toi.

Je sentis que la fée avait raison et je regardai, de tous mes yeux, la succession des aspects de la terre. Je vis naître et mourir des végétaux et des animaux de plus en plus ingénieux par l'instinct et de plus en plus agréables ou imposants par la forme. A mesure que le sol s'embellissait de productions plus ressemblantes à celles de nos jours, les habitants de ce grand jardin que de grands accidents transformaient sans cesse, me parurent moins avides pour eux-mêmes et plus soucieux de leur progéniture. Je les vis construire des demeures à l'usage de leur famille et montrer de l'attachement pour leur localité. Si bien que, de moment en moment, je voyais s'évanouir un monde et surgir un monde nouveau, comme les actes d'une féerie.

- Repose-toi, me dit la fée, car tu viens de parcourir beaucoup de milliers de siècles, sans t'en douter, et monsieur l'homme va naître à son tour quand le règne de monsieur le singe sera accompli.

Je me rendormis, écrasée de fatigue, et, quand je m'éveillai, je me trouvai au milieu d'un grand bal dans le palais de la fée, redevenue jeune, belle et parée.

- Tu vois toutes ces belles choses et tout ce beau monde, me dit-elle. Eh bien, mon enfant, poussière que tout cela ! Ces parois de porphyre et de marbre, c'est de la poussière de molécules pétrie et cuite à point. Ces murailles de pierres taillées, c'est de la poussière de chaux ou de granit amenée à bien par les mêmes procédés. Ces lustres et ces cristaux, c'est du sable fin cuit par la main des hommes en imitation du travail de la nature. Ces porcelaines et ces faïences, c'est de la poudre de feldspath, le kaolin dont les Chinois nous ont fait trouver l'emploi. Ces diamants qui parent les danseuses, c'est de la poudre de charbon qui s'est cristallisée. Ces perles, c'est le phosphate de chaux que l'huître suinte dans sa coquille. L'or et tous les métaux n'ont pas d'autre origine que l'assemblage bien tassé, bien manipulé, bien fondu, bien chauffé et bien refroidi, de molécules infinitésimales. Ces beaux végétaux, ces roses couleur de chair, ces lis tachetés, ces gardénias qui embaument l'atmosphère, sont nés de la poussière que je leur ai préparée, et ces gens qui dansent et sourient au son des instruments, ces vivants par excellence qu'on appelle des personnes, eux aussi, ne t'en déplaise, sont nés de moi et retourneront à moi.

Comme elle disait cela, la fête et le palais disparurent. Je me trouvai avec la fée dans un champ où il poussait du blé. Elle se baissa et ramassa une pierre où il y avait un coquillage incrusté.

- Voilà, me dit-elle, à l'état fossile, un être que je t'ai montré vivant aux premiers âges de la vie. Qu'est-ce que c'est, à présent ? Du phosphate de chaux. On le réduit en poussière et on en fait de l'engrais pour les terres trop siliceuses. Tu vois, l'homme commence à s'aviser d'une chose, c'est que le seul maître à étudier, c'est la nature.

Elle écrasa sous ses doigts le fossile et en sema la poudre sur le sol cultivé, en disant :

- Ceci rentre dans ma cuisine. Je sème la destruction pour faire pousser le germe. Il en est ainsi de toutes les poussières, qu'elles aient été plantes, animaux ou personnes. Elles sont la mort après avoir été la vie, et cela n'a rien de triste, puisqu'elles recommencent toujours, grâce à moi, à être la vie après avoir été la mort. Adieu. Je veux que tu gardes un souvenir de moi. Tu admires beaucoup ma robe de bal. En voici un petit morceau que tu examineras à loisir.

Tout disparut, et, quand j'ouvris les yeux, je me retrouvai dans mon lit. Le soleil était levé et m'envoyait un beau rayon. Je regardai le bout d'étoffe que la fée m'avait mis dans la main. Ce n'était qu'un petit tas de fine poussière, mais mon esprit était encore sous le charme du rêve et il communiqua à mes sens le pouvoir de distinguer les moindres atomes de cette poussière.

Je fus émerveillée ; il y avait de tout : de l'air, de l'eau, du soleil, de l'or, des diamants, de la cendre, du pollen de fleur, des coquillages, des perles, de la poussière d'ailes de papillon, du fil, de la cire, du fer, du bois, et beaucoup de cadavres microscopiques ; mais, au milieu de ce mélange de débris imperceptibles, je vis fermenter je ne sais quelle vie d'êtres insaisissables qui paraissaient chercher à se fixer quelque part pour éclore ou pour se transformer, et qui se fondirent en nuage d'or dans le rayon rose du soleil levant.
 
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Bisous à tous.

jeudi 1 mars 2012

William Chapman Les Fleurs de givre

William Chapman — Les Fleurs de givre
L’Année canadienne
Mars

L’interminable hiver tente un dernier effort,
Pour enfouir la terre et refroidir l’espace :
Sous le souffle effréné de l’ouragan du nord
De plus en plus la neige en tourbillons s’entasse.

Et cette blanche mer déferle dans le vent
Par-dessus les taillis aux branches dénudées.
Les chars dans les ravins comblés bloquent souvent
Sous l’amoncellement continu des bordées.

L’air glacial est lourd de morbides vapeurs.
Nous sortons peu. Le Soir près du feu nous rassemble ;
Et les vieux dolemment racontent là des peurs
Qui font frémir l’enfant, blêmir l’aïeul qui tremble.

La cruelle saison sème au hasard les deuils.
Pour les hôtes des bois partout se cache un piège,
Et le braconnier traque orignaux et chevreuils
Aveuglés du grésil, empêtrés de la neige.

Tout souffre, hommes, bétail ; tout pleure, arbres, échos.
Dans son grenier gémit le pauvre, maigre et pâle,
Et l’on croit par moment entendre ses sanglots
À travers les cent bruits de la bise qui râle.

L’aurore ne luit plus sur les monts sourcilleux.
Rien ne fait pressentir la fin des jours livides.
Et si parfois un coin d’azur émerge aux cieux,
L’hiver croule à flots plus drus sur les Laurentides.

Mais de même qu’après le déluge, un matin,
L’arc-en-ciel rayonna dans sa splendeur première,
Le clair soleil pascal, qu’on croyait presque éteint,
Demain va tout dorer de sa blonde lumière.

Bisous à tous