Vous avez vu
dans notre voisinage ce château dont l'architecture est dans le style du siècle
d'Élisabeth ? Connaissez-vous l’histoire de la fille du fondateur de cette
résidence pittoresque ? Non ! eh bien ! c'était une belle
personne à peine âgée de dix-sept ans ; elle sortit par une soirée d'été
pour cueillir des fleurs dans le jardin. Tout à coup elle rentre épouvantée
dans le château, court à son père et lui crie : « Ô mon bon père, je
viens de me rencontrer moi-même ! – Quelle folle imagination ! lui
répond son père en la prenant dans ses bras. – Non, non, reprit-elle, je me
suis rencontrée moi-même au milieu de la grande allée ; j’étais pâle,
cueillant des fleurs fanées, j’ai tourné la tête et je les tenais à la
main. » Elle mourut cette nuit même ; on commença le tableau de son
histoire, mais il ne fut jamais fini, et l’on dit qu’il est quelque part dans
le château, la face contre le mur.
Vous
dirai-je comment un soir, au coucher du soleil, l’oncle de la femme de mon
frère, revenant chez lui à cheval, vit près du sentier de sa maison un homme
debout devant lui qui semblait lui barrer le passage ? « Que fait là,
se demanda-t-il, cet homme en manteau ? Veut-il donc que mon cheval lui
passe sur le corps ? » « Holà ! hé ! prenez
garde ! » lui cria-t-il ; mais l’homme au manteau ne bougea pas.
Le cavalier éprouva une étrange sensation en le voyant rester immobile, et il
avança toujours, quoique ralentissant le trot. Quand il fut assez près pour
toucher de l’étrier l’homme au manteau, son cheval fit un écart, et l’homme au
manteau monta sur le bord du chemin d’une manière surnaturelle, glissant plutôt
que marchant, sans paraître se servir de ses pieds, et ne se retournant pas
jusqu’à ce qu’il disparût. L’oncle de la femme de mon frère s’écria : « Ô
ciel ! c’est mon cousin Harry, qui était à Bombay. » Il donna de
l’éperon à son cheval, qui était inondé de sueur, et, ne pouvant définir son
étonnement, il se dirigea vers sa maison. Là, il revit la même figure qui
venait de passer sous la fenêtre du salon, laquelle s’ouvre sur la pelouse. Il
jeta la bride à un domestique, entra, et sa sœur étant assise seule, il lui
demanda : « Alice, où est mon cousin Harry ? – Votre cousin
Harry, John ? – Oui, qui est revenu de Bombay ; je viens de le
rencontrer dans le petit sentier, et il est entré ici. » Mais ni Alice ni
personne n’avait vu ce cousin, et l’on sut plus tard qu’à cette même heure, à
cette même minute, il était mort dans l’Inde.
Un autre
récit mettait en scène une certaine vieille fille, très respectable, morte à
quatre-vingt-dix-neuf ans avec tout son bon sens, et qui avait réellement vu
l’Enfant orphelin, – histoire qu’on a souvent racontée inexactement et que nous
savons mieux que personne ; car c’est, par le fait, une histoire
appartenant à notre famille, et la vieille fille était de notre parenté. Elle
avait environ quarante ans, était encore très belle à cet âge, et elle restait
fille, malgré plusieurs demandes en mariage, toujours fidèle à la mémoire de
son fiancé, qui était mort au moment où il allait l’épouser. À l’âge de
quarante ans, disons-nous, elle se fixa dans une maison de campagne du comté de
Kent, nouvellement achetée par son frère, marchand de la Compagnie des Indes.
D’après une tradition, cette propriété avait autrefois été celle d’un jeune enfant
orphelin, confié à un tuteur, son plus proche héritier, et qui le fit mourir à
force de mauvais traitements. Notre parente ne savait rien de cela : on a
prétendu qu’il y avait dans sa chambre une cage où le tuteur enfermait
l’orphelin. Cette cage n’existait pas ; il y avait seulement un cabinet.
Elle alla donc se coucher la première nuit de son arrivée chez son frère, et le
lendemain matin, quand la servante de la maison entra, elle lui demanda
tranquillement : « Quel est donc ce petit garçon, à l’air si
malheureux, que j’ai vu plusieurs fois, cette nuit, entrouvrir la porte de ce
cabinet, donner un coup d’œil dans la chambre et se retirer ? » La
servante ne répondit que par un cri de terreur et s’enfuit. Notre parente fut
surprise, mais c’était une femme d’une remarquable présence d’esprit ;
elle s’habilla, descendit auprès de son frère, et lui dit : « Walter,
j’ai été réveillée plusieurs fois cette nuit par un joli petit enfant, à l’air
triste, qui entrouvrait la porte du cabinet pour donner un coup d’œil. J’ai
voulu moi-même ouvrir cette porte, et je ne l’ai pu : il y a là-dessous
quelque mystification. – J’ai peur que non, Charlotte, répondit son
frère ; car c’est la légende de la maison : vous avez vu l’Enfant
orphelin ; qu’a-t-il fait ? – Il ouvrait doucement la porte, répéta
la sœur, regardait et se retirait. Trois fois de suite, il a hasardé un pas
dans la chambre. Je l’ai appelé alors d’une voix encourageante ; mais,
chaque fois, il s’est retiré encore tout tremblant et a refermé la porte. – Le
cabinet, Charlotte, dit le frère, n’a de communication avec aucun autre
appartement de la maison, la porte en est condamnée et fermée avec des
clous. » C’était vrai. On voulut examiner l’intérieur du cabinet. Deux
charpentiers furent employés à cela tout un après-midi et notre parente ne
douta plus qu'elle n’eût vu l’Enfant orphelin. Mais le plus étrange et le plus
terrible de l'histoire, c’est que l'Enfant orphelin fut vu aussi par trois de
ses petits-neveux, trois fils de son frère, qui moururent tout jeunes. Chaque
fois qu'un de ces enfants tombait malade, il accourait douze heures auparavant
tout en sueur à la maison, et disait à sa mère : « Ô maman, je viens
de jouer sous le chêne de la pelouse avec un petit inconnu a l’air triste, qui
était bien timide et qui ne parlait que par signes. » Une fatale
expérience apprit aux parents que c’était l’Enfant orphelin, et que celui de
leurs enfants avec lequel il venait jouer devait bientôt mourir.
Combien de
châteaux allemands, où nous allons nous asseoir seul pour y attendre le
spectre, où l’on nous montre une chambre que nous examinons d’un air inquiet,
quoique comparativement confortable, – où nous voyons des ombres sur la
muraille, produites par chaque reflet de la flamme du foyer ! Combien
d’auberges où la solitude pèse sur notre âme quand l’hôtelier et sa fille se
sont retirés après avoir garni de bois la cheminée et servi sur la table
proprette un chapon rôti, avec un flacon de vin du Rhin ! Combien de longs
corridors où le bruit d’une porte fermée retentit d’écho en écho comme la
réverbération du tonnerre, et où, la nuit venue, nous sommes initié à tous les
mystères de la fantasmagorie ! Combien d’étudiants, en la compagnie
desquels nous rapprochons notre chaise du feu, tandis que notre jeune frère, assis
dans un autre coin, ouvre de grands yeux étonnés et se lève en repoussant le
tabouret qu’il a choisi pour siège, quand la porte s’ouvre tout à coup avec
bruit ! Notre arbre de Noël est riche en pareils souvenirs !
Ah !
parmi ces scènes profanes et ces images moins pures, puissé-je retrouver
toujours celles qu’évoque encore l’antique musique des crèches de Noël !
Qu’elle reste inaltérable au-dessus du cercle domestique, cette bienfaisante
figure qui apparaissait à ma naïve et pieuse enfance ! qu’à chaque retour
de cette époque chère à la famille, je voie reluire l’étoile qui brilla
au-dessus de l’étable de Nazareth ! Ô arbre qui vas t’évanouir !
laisse-moi apercevoir encore une fois, à travers tes rameaux, le regard de ceux
qui m’aimaient et qui ne sont plus ! Heureux ou malheureux, puissé-je dans
ma vieillesse sentir encore battre mon cœur d’enfant, et entendre cette voix
qui dit aux hommes de croire et d’espérer !
Extrait de Les contes de Charles Dickens, 1853.
Traduit de l'anglais par Amédée Pichot (1795-1877).
Repris dans Contes fantastiques de Noël,
anthologie présentée par
Xavier Legrand-Ferronnière, EJL, 1997, Librio numéro
197.
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