samedi 14 décembre 2013

L’arbre de Noël Charles Dickens 7


Vous avez vu dans notre voisinage ce château dont l'architecture est dans le style du siècle d'Élisabeth ? Connaissez-vous l’histoire de la fille du fondateur de cette résidence pittoresque ? Non ! eh bien ! c'était une belle personne à peine âgée de dix-sept ans ; elle sortit par une soirée d'été pour cueillir des fleurs dans le jardin. Tout à coup elle rentre épouvantée dans le château, court à son père et lui crie : « Ô mon bon père, je viens de me rencontrer moi-même ! – Quelle folle imagination ! lui répond son père en la prenant dans ses bras. – Non, non, reprit-elle, je me suis rencontrée moi-même au milieu de la grande allée ; j’étais pâle, cueillant des fleurs fanées, j’ai tourné la tête et je les tenais à la main. » Elle mourut cette nuit même ; on commença le tableau de son histoire, mais il ne fut jamais fini, et l’on dit qu’il est quelque part dans le château, la face contre le mur.
Vous dirai-je comment un soir, au coucher du soleil, l’oncle de la femme de mon frère, revenant chez lui à cheval, vit près du sentier de sa maison un homme debout devant lui qui semblait lui barrer le passage ? « Que fait là, se demanda-t-il, cet homme en manteau ? Veut-il donc que mon cheval lui passe sur le corps ? » « Holà ! hé ! prenez garde ! » lui cria-t-il ; mais l’homme au manteau ne bougea pas. Le cavalier éprouva une étrange sensation en le voyant rester immobile, et il avança toujours, quoique ralentissant le trot. Quand il fut assez près pour toucher de l’étrier l’homme au manteau, son cheval fit un écart, et l’homme au manteau monta sur le bord du chemin d’une manière surnaturelle, glissant plutôt que marchant, sans paraître se servir de ses pieds, et ne se retournant pas jusqu’à ce qu’il disparût. L’oncle de la femme de mon frère s’écria : « Ô ciel ! c’est mon cousin Harry, qui était à Bombay. » Il donna de l’éperon à son cheval, qui était inondé de sueur, et, ne pouvant définir son étonnement, il se dirigea vers sa maison. Là, il revit la même figure qui venait de passer sous la fenêtre du salon, laquelle s’ouvre sur la pelouse. Il jeta la bride à un domestique, entra, et sa sœur étant assise seule, il lui demanda : « Alice, où est mon cousin Harry ? – Votre cousin Harry, John ? – Oui, qui est revenu de Bombay ; je viens de le rencontrer dans le petit sentier, et il est entré ici. » Mais ni Alice ni personne n’avait vu ce cousin, et l’on sut plus tard qu’à cette même heure, à cette même minute, il était mort dans l’Inde.
Un autre récit mettait en scène une certaine vieille fille, très respectable, morte à quatre-vingt-dix-neuf ans avec tout son bon sens, et qui avait réellement vu l’Enfant orphelin, – histoire qu’on a souvent racontée inexactement et que nous savons mieux que personne ; car c’est, par le fait, une histoire appartenant à notre famille, et la vieille fille était de notre parenté. Elle avait environ quarante ans, était encore très belle à cet âge, et elle restait fille, malgré plusieurs demandes en mariage, toujours fidèle à la mémoire de son fiancé, qui était mort au moment où il allait l’épouser. À l’âge de quarante ans, disons-nous, elle se fixa dans une maison de campagne du comté de Kent, nouvellement achetée par son frère, marchand de la Compagnie des Indes. D’après une tradition, cette propriété avait autrefois été celle d’un jeune enfant orphelin, confié à un tuteur, son plus proche héritier, et qui le fit mourir à force de mauvais traitements. Notre parente ne savait rien de cela : on a prétendu qu’il y avait dans sa chambre une cage où le tuteur enfermait l’orphelin. Cette cage n’existait pas ; il y avait seulement un cabinet. Elle alla donc se coucher la première nuit de son arrivée chez son frère, et le lendemain matin, quand la servante de la maison entra, elle lui demanda tranquillement : « Quel est donc ce petit garçon, à l’air si malheureux, que j’ai vu plusieurs fois, cette nuit, entrouvrir la porte de ce cabinet, donner un coup d’œil dans la chambre et se retirer ? » La servante ne répondit que par un cri de terreur et s’enfuit. Notre parente fut surprise, mais c’était une femme d’une remarquable présence d’esprit ; elle s’habilla, descendit auprès de son frère, et lui dit : « Walter, j’ai été réveillée plusieurs fois cette nuit par un joli petit enfant, à l’air triste, qui entrouvrait la porte du cabinet pour donner un coup d’œil. J’ai voulu moi-même ouvrir cette porte, et je ne l’ai pu : il y a là-dessous quelque mystification. – J’ai peur que non, Charlotte, répondit son frère ; car c’est la légende de la maison : vous avez vu l’Enfant orphelin ; qu’a-t-il fait ? – Il ouvrait doucement la porte, répéta la sœur, regardait et se retirait. Trois fois de suite, il a hasardé un pas dans la chambre. Je l’ai appelé alors d’une voix encourageante ; mais, chaque fois, il s’est retiré encore tout tremblant et a refermé la porte. – Le cabinet, Charlotte, dit le frère, n’a de communication avec aucun autre appartement de la maison, la porte en est condamnée et fermée avec des clous. » C’était vrai. On voulut examiner l’intérieur du cabinet. Deux charpentiers furent employés à cela tout un après-midi et notre parente ne douta plus qu'elle n’eût vu l’Enfant orphelin. Mais le plus étrange et le plus terrible de l'histoire, c’est que l'Enfant orphelin fut vu aussi par trois de ses petits-neveux, trois fils de son frère, qui moururent tout jeunes. Chaque fois qu'un de ces enfants tombait malade, il accourait douze heures auparavant tout en sueur à la maison, et disait à sa mère : « Ô maman, je viens de jouer sous le chêne de la pelouse avec un petit inconnu a l’air triste, qui était bien timide et qui ne parlait que par signes. » Une fatale expérience apprit aux parents que c’était l’Enfant orphelin, et que celui de leurs enfants avec lequel il venait jouer devait bientôt mourir.
Combien de châteaux allemands, où nous allons nous asseoir seul pour y attendre le spectre, où l’on nous montre une chambre que nous examinons d’un air inquiet, quoique comparativement confortable, – où nous voyons des ombres sur la muraille, produites par chaque reflet de la flamme du foyer ! Combien d’auberges où la solitude pèse sur notre âme quand l’hôtelier et sa fille se sont retirés après avoir garni de bois la cheminée et servi sur la table proprette un chapon rôti, avec un flacon de vin du Rhin ! Combien de longs corridors où le bruit d’une porte fermée retentit d’écho en écho comme la réverbération du tonnerre, et où, la nuit venue, nous sommes initié à tous les mystères de la fantasmagorie ! Combien d’étudiants, en la compagnie desquels nous rapprochons notre chaise du feu, tandis que notre jeune frère, assis dans un autre coin, ouvre de grands yeux étonnés et se lève en repoussant le tabouret qu’il a choisi pour siège, quand la porte s’ouvre tout à coup avec bruit ! Notre arbre de Noël est riche en pareils souvenirs !
Ah ! parmi ces scènes profanes et ces images moins pures, puissé-je retrouver toujours celles qu’évoque encore l’antique musique des crèches de Noël ! Qu’elle reste inaltérable au-dessus du cercle domestique, cette bienfaisante figure qui apparaissait à ma naïve et pieuse enfance ! qu’à chaque retour de cette époque chère à la famille, je voie reluire l’étoile qui brilla au-dessus de l’étable de Nazareth ! Ô arbre qui vas t’évanouir ! laisse-moi apercevoir encore une fois, à travers tes rameaux, le regard de ceux qui m’aimaient et qui ne sont plus ! Heureux ou malheureux, puissé-je dans ma vieillesse sentir encore battre mon cœur d’enfant, et entendre cette voix qui dit aux hommes de croire et d’espérer !
Extrait de Les contes de Charles Dickens, 1853.
Traduit de l'anglais par Amédée Pichot (1795-1877).
Repris dans Contes fantastiques de Noël,
anthologie présentée par
Xavier Legrand-Ferronnière, EJL, 1997, Librio numéro 197.

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