Il ne fait pas chaud
dehors, et cependant la foule se presse dans les rues, ou plutôt dans l’unique
rue de la petite ville, la rue des magasins.
Ceux-ci sont
éclairés aussi bien que possible, quand on n’a pas le gaz à sa disposition.
Il y a partout de
belles lampes, dont le verre est entouré d’un vaste globe dépoli qui jette tout
à l’entour une lumière douce et uniforme.
C’est surtout la
façade des boutiques de jouets qui est envahie. La Noël est la fête des
enfants, et c’est pour les enfants que les marchands travaillent, rangent leurs
nouveautés, depuis les plus simples jusqu’aux plus compliquées.
Les soldats de bois,
avec leurs pantalons rouges et leurs tuniques bleues, leurs bonnes figures
toutes rondes, les traits, les moustaches et les sourcils dessinés à l’encre
noire, sont étendus tout de leur long, l’arme au bras, sabre au côté, dans des
boîtes oblongues qui sentent bon la peinture fraîche, une odeur qu’on n’oublie
plus et qui rappelle mieux que quoi que ce soit les jeunes années disparues,
quand le vent vous en apporte une bonne bouffée, sur les trottoirs de Paris,
arrachée à toutes ces petites boutiques qui s’alignent de la Madeleine à la
Bastille, et où l’on vend, quand on peut, pour pas cher, les jouets les plus
nouveaux.
Dans la petite ville
de X..., c’était plus primitif et plus simple ; mais, comme la belle
lumière des lampes faisait valoir tout cela ! les boîtes à soldats, les
ménages, les poupées aux belles joues roses, les fusils aux canons bronzés, et
les sabres de fer-blanc, sans compter les belles toupies en buis, luisantes
comme de vieil ivoire, les cordes à sauter, avec leurs poignées rouges, les
cerceaux, les raquettes avec leurs volants à plumes bariolées, les tambours en
bois jaune enluminé de belles fleurs écartâtes, les polichinelles mi-partie
rouges et bleus, avec leur double bosse et leur chapeau garni de grelots qui
sonnent quand on tire sur la ficelle soigneusement cachée entre les deux jambes
désarticulées, et qui met tout en branle, bosses, bras et jambes, avec des
gestes impossibles et fous, au-dessus desquels, sous le grand chapeau, demeure
immobile, et comme hiératique, la figure rosée, si singulière dans
l’encadrement de sa tignasse de filasse blanche !
La petite Clairette
regardait tout cela, surtout les belles poupées si bien vêtues dans des robes
pour la plupart roses, bordées d’un filigrane d’or, et qui debout derrière le
vitrage, les bras tombant le long du corps, semblaient regarder aussi les
curieux.
Il y en avait une
principalement, la première, qui semblait bien avoir sept à huit ans, très rose
et très potelée, avec des cheveux frisés, sortant en boucles nombreuses d’un
petit chapeau garni de plumes et de fleurs, et dont la robe de moire bleue
scintillait, à la lueur des lampes, d’une façon merveilleuse.
De temps en temps le
marchand, pour faire valoir les richesses de sa boutique, la prenait et se
mettait à lui adresser la parole. Et sans doute la poupée comprenait ce qu’il
lui disait, car elle faisait des manières, roulait des yeux malins et
répondait, sans aucun doute ; la petite Clairette voyait ses lèvres
s’entrouvrir.
Quel bonheur d’avoir
une poupée comme cela, de l’emmener avec soi à travers champs, le long de la
grève et de lui montrer, là-bas, au fin fond de l’horizon, les bateaux de pêche
à bord desquels on trime dur, d’un bout de l’année à l’autre, et qui dansent
sur les vagues bleues, agiles et légers comme des oiseaux. Précisément en ce
moment même, un petit vent tout sec disait, dans son langage sifflant, qu’il ne
faisait pas chaud au large, et que le grand-père, à bord de sa barque non
pontée, devait attendre avec impatience l’heure de la marée pour rentrer au
port et prendre un air de feu devant l’âtre, après s’être débarrassé de son poisson.
Il n’était pas
riche, le grand-père, et ce n’est pas lui qui pourrait jamais donner à
Clairette une de ces belles poupées joufflues qui devaient coûter des mille et
des cents, à en juger par leurs belles robes, leurs beaux chapeaux et les
souliers de satin blanc à boucles d’argent, même d’or, qui, sur le cou-de-pied,
reluisaient.
Perdue dans la foule
des curieux, le petit doigt entre ses dents, la petite Clairette rêvait.
Elle avait des idées
maternelles, se voyait en possession d’une aussi belle personne, l’habillait,
la déshabillait, se promettant même de la mettre au pain sec si elle était
méchante, comme s’il y avait bien autre chose que du pain sec dans le logis du
vieil aïeul.
Mais le rêve a des
ailes, et les plus déshérités en profitent pour s’envoler dans l’idéal. Là,
devant le bel étalage du marchand, la petite Clairette se trouvait très
heureuse.
Et elle y resta la
dernière, sans souci du froid piquant, réchauffée par la vue de toutes ces
belles choses, et elle s’aperçut seulement que le vent du Nord cinglait un peu,
lorsque le marchand éteignit la plupart des lampes et se mit à fermer boutique.
Alors elle regagna
la maison du vieux, là-bas, tout au bout du chemin qui longe la mer, au-dessus
de laquelle brillait une belle moitié de lune.
On y voyait presque
comme en plein jour, tant le ciel était pur et clair, et c’était plaisir de
marcher le long du bord, où de petites lames se brisaient, allongeant à n’en
plus finir leur guirlande d’écume blanche.
Dans les clochers
voisins, on sonnait déjà pour la messe de minuit, et les cloches, dans l’air
sonore, semblaient engager un dialogue joyeux.
La petite Clairette
ne prêtait pas grande attention à tout cela. L’étalage du marchand de jouets
lui trottait par la cervelle ; elle n’avait qu’à fermer les yeux, et elle
le revoyait tout entier, avec sa longue rangée de poupées de toutes les tailles
qui lui tendaient les bras et semblaient dire : « Emmène-nous donc,
Clairette, nous nous ennuyons ici, et nous serions mieux avec toi ! »
Elle s’y laissait
prendre et murmurait : « Je ne dis pas non, et moi aussi je ne demanderais
pas mieux que de vous avoir toutes, mais ce vilain marchand ne vous laissera
jamais partir sans argent, et Clairette n’en a jamais eu assez pour acheter des
poupées aussi belles que vous. »
Mais l’illusion ne
s’en va pas aussi vite qu’on le croit, et l’enfant s’arrêtait attentive, pour
écouter les sons harmonieux des cloches ; et, dans le nombre, elle
s’imaginait qu’il y en avait une, à la voix plus claire, plus argentine, qui
lui parlait et lui disait : « Ne te désole pas, Clairette, c’est
aujourd’hui la Noël ; il y a de la joie pour tout le monde, et surtout
pour les petites filles sages. Tu auras ta poupée, Clairette, tu auras ta
poupée. »
C’est ainsi que les
cloches parlaient jadis, en Angleterre, au pauvre Dick Wittington et lui
prophétisaient, pendant qu’il errait sur les chemins, par la nuit sombre et
froide, qu’il serait trois fois maire de Londres.
Mais la petite
Clairette ne connaissait ni Londres ni Dick Wittington. Elle pensait seulement
que, dès l’aurore de la prochaine journée, bien des petits yeux seraient
ouverts tout grands pour voir ce que le vieux pèlerin à barbe blanche aurait
déposé, à leur intention, sur le bord de l’âtre.
Fallait-il qu’il en
dévalisât des boutiques pour donner ainsi quelque chose à tant de monde !
Il est vrai qu’il en oubliait beaucoup, même parmi les plus sages, elle
notamment, qui ne manquait jamais l’école.
Franchement, il y a
des choses qui ne sont pas justes, et, à son avis, le vieux à barbe blanche
n’aurait fait que son devoir en lui mettant, tout près des cendres, ce qu’il
fallait d’argent pour acheter une poupée chez ce marchand qui en avait des
douzaines, sans compter le reste, les soldats, les pantins et jusqu’à cette
belle dame qui, derrière un verre comme on en met sur les cadres, jouait de la
guitare, roulant des yeux et remuant les doigts avec une suprême élégance.
Sur la mer presque
unie, les bateaux pêcheurs se rapprochaient du port, et le feu rouge du bout de
la jetée s’en allait en s’amincissant dans l’eau, jusqu’à l’horizon.
On rentrait, pour la
messe de minuit, avec la marée qui montait et dont les vagues s’en venaient
mourir jusqu’aux pieds de Clairette.
Elles dansaient, se
suivaient, se brisaient presque en mesure, roulaient sur les galets du bord,
s’en retournaient pour revenir, gagnant du terrain petit à petit, et mettant
tout le long du rivage une belle frange argentée qui semblait la bordure de
cette immense robe bleu pâle que les étoiles piquaient, par ci, par là, de
petits rayons d’or, une robe si belle que Clairette n’en avait pas vu de
pareille à l’étalage du marchand.
Alors, pendant que
les cloches sonnaient toujours à toute volée, et que les bateaux faisaient de
la route vers le port, Clairette se perdait dans la contemplation de cette robe
superbe, et elle en habillait une poupée imaginaire, si grande et si belle
qu’elle éblouissait, et que sa tête montait vers le ciel jusqu’aux étoiles, qui
finissaient par se poser sur son front, comme un large diadème de pierres
précieuses.
Et, tout en rêvant à
d’aussi belles choses, la petite Clairette soufflait dans ses doigts, très
fort, à cause de la lune qui, en montant, jetait autour d’elle, dans l’espace,
autant de froid qu’elle pouvait en répandre, quand tout à coup elle s’entendit
appeler par son nom. C’était la cloche, à la voix argentine, qui lui
disait :
– Regarde donc
là-bas, petite Clairette, pas bien loin, dans les vagues, il y a quelque chose
pour toi, quelque chose de très joli, comme tu n’en as pas vu bien sûr dans la
grande rue, derrière le vitrage des magasins.
Elle y jeta les
yeux, et, au milieu des petites lames écumantes, elle aperçut quelque chose
comme un mince bateau, sans mâts et sans voiles, grand comme la moitié d’un
berceau de nouveau-né, et dans le fond duquel semblait dormir une mignonne
créature dont elle apercevait les traits souriants, quand une vague un peu plus
forte soulevait le berceau d’osier et montrait debout, presque de toute sa
hauteur, la princesse qui ne se réveillait pas.
Elle était vêtue
d’une robe bleue, comme celle de la grande poupée de tout à l’heure, avec des
étoiles d’or superbes sur la jupe, et ce qu’il y avait de plus curieux, c’est
que les petites lames argentées de temps en temps pénétraient dans le berceau
et mettaient, au bas de la belle robe, une superbe frange floconneuse qui ne
s’en allait plus.
Malgré le froid, la
petite Clairette mit les pieds dans l’eau, se pencha, et prit la belle poupée,
la serrant dans ses bras, pour la réchauffer, et regagnant, par le plus court,
la dune où demeurait le grand-père, rêvant à un bon feu de tamaris qui les
réchaufferait toutes les deux, elle et la princesse qui lui était venue par la
mer, cette mer terrible qui tue les hommes, mais qui fournit cependant le pain
du logis.
Et pendant qu’elle
cheminait, joyeuse et transie, les cloches de toutes les églises environnantes
continuaient de faire tapage, et, dans le nombre, elle en reconnaissait une,
toujours la même, qui lui disait : « Rentre, ma petite Clairette, et
poursuis ton rêve, là-bas, sur ta couche un peu dure. Il y a, dans l’avenir, du
bonheur pour tout le monde, pour ceux-là surtout qui ne sont ni envieux ni
méchants, qui poursuivent leur route difficile sans une mauvaise pensée, et
pour lesquels le bonhomme Noël garde toujours quelque chose dans les larges
plis de son manteau. »
Charles
CANIVET,
Contes
de la mer et des grèves, 1889.
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